éditions Maïa, 2023
Septembre 1953
L’automne avait dénudé les arbres de leurs feuilles et la campagne, comme assoupie, annonçait l’approche de l’hiver. Depuis une semaine, il régnait une intense activité sur le chantier des nouvelles constructions du centre-ville de San Domenico. L’air frais chargé de poussière vibrait du bruit des outils et des voix des ouvriers. Pendant que les maçons tiraient de lourds seaux de mortier, le long de l’échafaudage, les autres s’employaient à monter les murs du bâtiment et à en jointoyer chaque parpaing avec du ciment. Perché sur le mur, Sérafino se sentait vide, mais dépourvu comme jamais il ne l’avait été. Et bien sûr il en connaissait la raison. Depuis des semaines, il était incapable de chasser de son esprit le visage de Maria SPICA. Même lorsqu’il croyait être concentré sur autre chose, son visage lui revenait en mémoire et s’immisçait dans ce qu’il faisait. Le seul souvenir de sa bouche sur la sienne suffisait à l’enflammer. Il inspira profondément, puis se remit au travail. Il s’employait à combler les joints au mortier à l’aide d’une truelle, lorsque sa main se mit à trembler si fort que le ciment se répandit à ses pieds. Il esquissa une grimace désappointée.
— Au diable, troublante créature ! marmonna-t-il tout bas.
Occupé à vérifier l’alignement des agglos à l’autre extrémité du mur, Andréa leva la tête.
— Hé, tout va bien ?
— Bien sûr ! répondit Sérafino.
Le vieil homme eut du mal à réprimer un rire. Ah ! l’Amour ! pensa-t-il amusé.
L’arrivée sur le chantier d’un camion de l’entreprise ELIOTTI, venu livrer du sable, dissipa quelque peu la gêne de Sérafino.
— Alors si tout va bien, tu vas aller donner un coup de main au chauffeur pour décharger.
— Oui patron !
Avec agilité Sérafino descendit de l’échafaudage. Soudain, alors que le livreur s’extirpait, tant bien que mal du véhicule, entravé par son embonpoint, un énorme craquement, suivi d’un bruit de tremblement de terre, retentit. Se tournant vers le chantier, Sérafino vit avec effroi que la partie du mur qui avait été montée la veille, venait de s’écrouler dans un gigantesque nuage de poussière, entraînant dans sa chute les maçons qui travaillaient. Pendant quelques minutes, il y eut un silence, juste troublé par les cris de panique qui fusaient de toutes parts. Sérafino réagit avec une étonnante rapidité. Dans la seconde, il ordonna que l’on prévienne les secours, puis il s’agenouilla auprès du contremaître, lequel gisait inerte sur le sol, pris au piège dans les éléments de l’échafaudage. Une de ses jambes paraissait brisée et il portait de multiples contusions.
— Il faut le porter chez lui ! cria quelqu’un.
— Non, il ne faut pas le bouger, du moins pas avant qu’un médecin l’ait examiné ! répondit Sérafino.
— Tu as raison ! dit le chauffeur du camion, en lui adressant un regard entendu.
À ce moment-là, une femme s’agenouilla auprès du blessé. Il s’agissait de Lisa, la fille du cafetier, munie d’une couverture, elle couvrit Andréa avec douceur.
— Signore ! demanda un petit garçon tout pâle, est ce qu’il est… mort ?
— Non ! prononça Sérafino en se relevant et en prenant l’enfant par la main. Mais il est gravement blessé. Le docteur va venir l’examiner et on l’emmènera à l’hôpital où il sera soigné… Mais tu peux faire quelque chose pour l’aider : prier pour qu’il s’en sorte. Allez, rentre chez toi maintenant !
Comment une chose pareille est possible, se demanda Sérafino, se sentant envahi par la colère et le désappointement. La construction du bâtiment, le premier d’une longue série, avançait bien. Que s’était-il donc passé ? Mais dans l’immédiat, il devait se concentrer sur Andréa qui revenait à lui, en gémissant de douleur.
— Andréa ? demanda-t-il calmement.
— Oui, que s’est-il passé ? grogna le vieil homme.
— Une portion du mur s’est effondrée, toi et les autres vous êtes tombés avec ! répondit Sérafino.