Des îles, chroniques a-chronologiques, éditions Domens, mai 2025
Dites, qu’avez-vous vu ? s’enquerrait avec insistance Charles Baudelaire dans son poème Le Voyage, qui a tant nourri l’imaginaire de mon adolescence quasi claustrée, que j’en sais encore par cœur la rêveuse ouverture et l’injonction imparable de sa conclusion.
À quoi je me suis efforcée de répondre par cette collection de brefs récits, concernant quelques escales dans des îles — dont la définition, les singularités de fait sont si chères à mon cœur –, traquant dans ma mémoire des scènes entraperçues, d’infimes impressions, des bulles d’anecdotes, impalpables (..), que je me suis employé à traduire, plutôt que transcrire, me gardant résolument hors sujet de leurs appâts indiscutables et reconnus de, parfois, hauts lieux touristiques, si souvent célébrés, commentés, qu’ils en paraissent galvaudés, voire un brin faisandés, et plutôt vains à ressasser. M.B
EXTRAIT
Un dimanche matin à Mytilène
Un taxi nous avait conduits à Mytilène. Nous avions découvert, enfin retrouvé, toujours avec le même plaisir parce qu’elles se ressemblent toutes, la cité portuaire. La rue longeant le quai – et les deux gros, gris, bateaux de l’armée rangés l’un à la suite de l’autre : la Turquie n’est qu’à un jet de pierre, gardés par de jeunes militaires manifestement accablés d’ennui, et d’envie en cette soirée festive. Un trafic dense, bruyant, toutes sortes de deux roues, certaines pétaradantes, de camionnettes, d’automobiles, plus ou moins délabrées, quelques rares décapotables, plus familières qu’incongrues semble-t-il au regard du peu d’intérêt suscité, et aucune voiture, du moins visible, de location. Le samedi soir, les villes sont rendues aux autochtones, comme le dimanche les plages.
Sur le trottoir au bord du quai, les familles se promenaient, se saluaient, les grands enfants se poursuivaient, les petits ne se laissaient pas endormir dans leurs diverses charrettes, ouvraient bien grand leurs yeux, les popes par deux – à moins que ce ne fussent des moines — déambulaient en discutant, distribuaient d’un geste de la main ou de la tête des signes de reconnaissance, sans faire mine de s’arrêter. De l’autre côté de la rue, devant les immeubles abritant des cafés, des restaurants, quelques hôtels, deux trois agences de voyages, proposant un tour de l’île en bateau, un circuit à la journée des ilots alentour, une deux épiceries-bazars ouvertes jusque fort tard, une deux succursales de locations de véhicules, une deux cahutes proposant des tickets de jeux, des petites bouteilles d’eau, des paquets de cigarettes, de biscuits, des journaux… Les terrasses étaient prises d’assaut, on y festoyait en famille, entre amis, on hélait des passants, les invitant d’un moulinet de bras à venir partager un verre. Les haut-parleurs se faisaient concurrence diffusant dans une joyeuse cacophonie, ici un air traditionnel quelque peu faisandé, là de la variété idem, là du heavy metal tonitruant : un bar le plus souvent accueillant la jeunesse dorée, fauteuils bas et larges, cocktails multicolores dans de longues flûtes au col chantourné, l’originalité dont on croit ainsi se prévaloir se révélant au fil des voyages d’un redoutable conformisme. Il arrive même qu’on découvre en bout de quai dans une espèce de taverne désuète, dévolue aux vieux pécheurs, joueurs de cartes, amateurs d’ouzo, ou de plus quiètes soirées, un authentique rebétiko − à Mytilène, ce n’était pas le cas.