Pot au feu, de Nicolas Gouzy

Bouillonfeu

Je ne sais pas vous mais moi, quand il ne fait pas beau comme ça, j’ai envie d’un bon pot-au-feu. Le Pot’au’f. ou Potof pour les intimes, c’est d’abord une histoire d’eau bouillie ou plutôt d’ébullition. Au départ une recette anglaise (je vous jure !) du bœuf, du sel, de l’eau froide, un bouquet garni, une « bouillaison » lente et contrôlée, puis, au bout de quelques heures, après avoir vérifié la tendreté de la viande et écumé deux ou trois fois ce qui ne commence qu’à peine à devenir du « bouillon », on ajoute des légumes, dans l’ordre inverse de leur fragilité, le temps qu’il faut. Si l’on commence déjà à douter de sa viande à ce stade, on forcera sur l’oignon brûlé et le girofle, ou sur le bouillon Kub. On peut aussi choisir de tout mettre d’un coup dans un autocuiseur et de tout faire cuire de manière impatiente et un rien aléatoire, c’est vous qui voyez. À l’époque où la viande, les légumes et ma vie avaient encore du goût (la même époque que celle où les enfants savaient se tenir à table, étaient bien polis, où le franc c’était mieux que l’euro et où Roger Gicquel nous faisait encore frémir à la télévision), c’était suffisant. Pas plus de billevesées culinaires ni de privautés bovines, rarement des os à moelle et pas de légumes anciens. Nos légumes étaient « du jardin » et les patates récoltées dormaient « à la cave ». “On” n’aimait pas la moelle, synonyme de je ne sais quelle sophistication gastronomique bannie de notre table prolétaire. Ma mère s’octroyait les poireaux trop cuits, sans doute pour se punir d’une viande servie toujours trop dure (mais je sus plus tard qu’elle luttait contre une constipation chronique). Mon père se jetait sur les patates, écrasées et arrosées d’un filet d’huile Lesieur, saupoudrées de gros sel, parsemées de quelques rondelles de cornichons et englouties séance tenante. La viande « n’allait jamais bien », la joue était fade, la queue anémique, le paleron filandreux, le jarret tout juste potable et la macreuse « raide ». N’étant pas assez habile pour me déterminer sur l’un ou l’autre de ces morceaux, je laissais Maman choisir pour moi. Ce qui me valait également une généreuse assiettée d’autres légumes bons pour ma santé. Carottes et navets, une patate survivante, et toujours ces infâmes filaments de poireaux glutineux collés partout. Je touchais du bout de ma fourchette la moutarde des grands (pourtant contenue dans des verres décorés avec mes héros télévisés) et je grimaçais sitôt l’avoir goûtée, par tradition. C’était la fête à la bonne vieille cocotte-minute dont quelques congénères obsolètes dormaient déjà au paradis SEB du petit électro-ménager, dans le placard de l’entrée. La soupape ornée de son capuchon en bakélite rouge-sang déchargeait sa vapeur odorante sur un rythme domestique qui berçait nombre de nos dimanche matins. A point nommé, à heure dite, repérée grâce au minuteur intégré au buffet de cuisine et à sa sonnerie hystérique, la cocotte-minute était transportée dans l’évier, noyée sous un jet d’eau froide pour faire tomber la périlleuse pression interne. Puis dans un beau bruit ferraillant, prometteur de gourmandises mais tout aussi bien annonciateur de désastres, Maman ôtait le couvercle, éloignant d’un même geste sa figure du nuage brûlant qui fuyait la cocotte. Papa goûtait le bouillon, c’était comme ça, en se brûlant toujours un peu. « Pas assez salé » toujours. Les bons jours avec un « à mon goût » en annexe amicale. Maman n’en tenait jamais compte. Je ne souviens pas l’avoir jamais vue répondre à cette ostentatoire demande de sel paternelle. La viande piquée à la pointe du couteau d’office aurait bien « pu cuire un peu plus », mais alors « les légumes auraient fondu ». En « salade de bouilli » pour le soir, avec le bouillon-vermicelles, ça ferait l’affaire. Car on ne jetait jamais le bouillon. Sa graisse refroidie et solidifiée en une mini-banquise de gras surnageant à sa surface finissait au compost, aux côtés des épluchures des légumes susdits et des os de queue curés et suçotés. Souvent une tarte aux pommes venait récompenser mon courage « légumier ». Papa n’en voulait pas et Maman lui en voulait un peu, par tradition.

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