Le Temps des pluies venues de l’océan, roman, Nouvelles éditions Noir au Blanc, juin 2025
Quand il apprend que son ex- femme Marion a été victime d’un AVC, cela agit sur Michel, le narrateur, comme un déclencheur de souvenirs enfouis. A travers une mosaïque de réminiscences, l’auteur peint le portrait d’un amour et d’un mariage nés dans la fragilité économique, portés par l’impatience plus que par la passion, et bientôt miné par les tensions, les désirs insatisfaits et les contradictions. Le couple, profondément marqué par les événements de Mai-68, expérimente la vie communautaire, la sincérité des échanges amoureux et des engagements idéologiques, sans jamais parvenir à réellement combler son vide intime. Si les trajectoires amoureuses de Michel et Marion se croisent et se défont, entre jalousie, désir de possession et quête d’authenticité, chacun va, à sa manière, essayer de trouver sa voie.
Ce roman est aussi la mémoire collective d’une génération traversée par les Trente Glorieuses, tiraillée entre idéal et réalité, jusqu’à l’apaisement final, quand le passé est enfin devenu serein.
EXTRAIT
Il faisait encore nuit ce matin, quand le téléphone a sonné. Mélanie, ma petite-fille. Si tôt ? Il est vrai qu’il y a cinq heures de décalage avec le Portugal et que pour elle c’est le milieu de la matinée. Elle était en pleurs. Sa grand-mère, sa « mamie » comme elle l’appelle, mon « ex », a été transportée en urgence à l’hôpital. Un AVC. Les médecins ne se prononcent pas. C’est l’infirmière qui l’a trouvée inconsciente dans sa chambre qu’elle ne quittait plus depuis quelques semaines, quand elle est venue pour les premiers soins de la journée. Elle a alerté aussitôt les services de secours et prévenu Mélanie qui m’a informé. Trois ans que mon « ex », Marion, est partie vivre au Portugal, à Aveiro, auprès de sa petite-fille émigrée là-bas après son mariage avec un œnologue de la région. Depuis notre divorce et mon installation au Québec, nous ne nous sommes jamais revus. Plus de trente ans. Mélanie me donnait des nouvelles de temps à autre.
Ce doit être grave si les médecins n’émettent aucun pronostic. A soixante et dix-neuf ans, le corps est si fragile. Si elle s’en sort j’espère qu’elle n’aura pas de séquelles. L’infirmière n’a pu préciser depuis combien de temps elle était inconsciente. Si j’étais croyant je prierais pour elle
Assis sur ma chaise berçante devant la grande baie vitrée, un plaid sur les genoux, tandis que monte la clarté du jour et que s’affaiblissent les lumières de la ville, je suis, rêveur, les flocons qui virevoltent encore après la forte neige de la nuit, moins denses, aériens. Une couche fraîche d’une trentaine de centimètres recouvre le jardin, s’est amoncelée sur les chaises métalliques, fait ployer les branches des trois épinettes, coiffe les toits voisins. Le ciel est bas. Tout est calme, le calme annonciateur des journées de fin d’hiver. Seuls quelques oiseaux s’activent. A tour de rôle, moineaux, merles et mésanges à tête noire prennent d’assaut les deux mangeoires accrochées sous l’avancée du toit.
Les années ont beau avoir passé, j’ai beau avoir refait ma vie, j’avoue que cette nouvelle m’affecte plus que je ne l’imaginais. Près de quinze ans de ma vie, de notre vie. C’est à la fois loin et proche. Loin, comme s’il s’agissait d’une autre vie. Une première vie, tellement différente de celle que je mène depuis que nous avons choisi avec Fabienne le Québec, la Belle Province. Proche, parce qu’à mesure que les souvenirs remontent, comme exhumés d’une de ces cachettes à secrets où l’on glisse les traces du passé, cette période lointaine me revient avec plus d’intensité, plus de précision. Les images se bousculent, nourrissent ma tristesse et mon désarroi face à ce qui pèse comme le brutal rappel de l’âge, de l’échéance ultime et de la nostalgie du temps enfui. Comme quand le rideau de la scène tombe et renvoie les comédiens vers la nuit des coulisses. A mon âge, deux ans de plus qu’elle, je suis sans illusions, je sais que la même foudre peut me frapper.
Me remémorer notre rencontre n’en est que plus émouvant. Si loin ! Près de soixante ans déjà.
Le dancing des Fleurs, en Arles. Elles étaient trois copines, assises autour d’une table, là-bas, de l’autre côté de la piste de danse, qui plaisantaient et riaient, moqueuses comme pouvaient l’être trois jeunes filles sures de leur beauté. J’avais fini par prendre mon courage à deux mains et profité de l’attaque d’un slow pour aller l’inviter. Blonde et lumineuse, elle m’avait souri, s’était levée. Nous ne nous étions pas quittés de la soirée.
Il y avait eu des dimanches, quelques soirées du samedi. Elle travaillait comme secrétaire dans une petite boîte d’Alès. J’étais étudiant à Montpellier. Il y avait eu surtout ce dimanche de juin au bord du Gardon, en aval du pont Saint-Nicolas, trois mois plus tard. J’avais laissé la Vespa à l’abri d’un renfoncement de la route, juste au-dessus. Sur la roche plate qui s’avance jusqu’à l’eau, elle avait étendu sa serviette de bain après qu’elle lui eut servi de protège pudeur quand elle s’était mise en maillot une pièce. Elancée, le ventre plat et la poitrine généreuse. Jolie sous l’auréole de ses cheveux blonds, aussi ravissante que Simone Signoret dans Casque d’or. Elle s’est assise, genoux repliés, a ajusté son chapeau de paille, ses lunettes noires, sorti un flacon d’Ambre solaire, s’en est enduit les épaules, le cou, le visage. Pour le dos, je m’étais empressé de l’aider, profitant de la situation pour me livrer à quelques caresses amoureuses, l’embrasser dans le cou, sur la nuque, lui mordiller le lobe de l’oreille. « Non, Michel, arrête, je suis trop chatouilleuse. » Elle avait fait semblant de se défendre tout en riant et en se pressant contre moi. Je l’ai renversée et nous nous sommes livrés à une lutte de jeune animal où se mêlaient rires, embrassades et défis. Bientôt, essoufflés, nous nous sommes retrouvés allongés face à face, les yeux dans les yeux, dans cette proximité des corps qui favorise les confidences. Nous avons parlé longtemps, jusqu’à en oublier la baignade.
Elle avait évoqué le souvenir de sa mère. Une longue confidence, hésitante comme ces paroles que la pudeur entrave. Sa mère qu’elle avait perdue l’année de ses huit ans. A cause de la tuberculose. Parce qu’à la sortie de la guerre ça se soignait encore très mal, avait-elle ajouté.
Alors m’était revenue la lointaine vente des timbres antituberculeux à l’école primaire. Cette corvée qui se présentait chaque année, avec la régularité des feuilles mortes. Survenait le moment un peu solennel où l’instituteur, suspendant la leçon, s’adressait à toute la classe pour expliquer le sens de la campagne qui s’ouvrait et charger chaque élève de vendre un carnet de timbres, en sollicitant les voisins, la famille, les commerçants. Le supplice de ces démarchages et des multiples refus en ce temps de précarité d’après-guerre! La honte quand on n’avait pu écouler la totalité des vignettes, si bien que souvent je me résignais à prendre sur ma tirelire pour acheter les rares timbres que je n’avais pas réussi à placer.
— Ce sont mes grands-parents qui m’ont élevée. Je vis encore chez eux. Pas vraiment gai, mais après la perte de leur fille, ça se comprend. A leur âge, élever une gamine, faire leur devoir comme ça, une sacrée responsabilité. Leur mérite, j’entends ça depuis toute petite. Leur devoir, sûr. Mais j’aurais préféré qu’il y ait un peu plus d’amour. Seulement ils ne savaient que pleurer leur enfant, jour et nuit, surtout elle, ma grand-mère. Tu imagines l’ambiance à la maison. J’étais nourrie, on m’envoyait à l’école, on contrôlait mes sorties, mes devoirs, mes amies, on s’occupait de moi, quoi, rien à redire, mais d’amour, nada, jamais un geste de tendresse, pas de bras dans lesquels me réfugier. Ils étaient trop occupés à porter leur deuil.
J’ai posé ma main sur son épaule, esquissé une caresse le long de sa joue, amoureuse et mêlée de compassion.
— Mais ton père ? Si c’est pas indiscret?
Un long temps de silence comme si elle hésitait à répondre ou cherchait ses mots
— Il me faisait peur. On m’a raconté tellement de choses sur lui. Qu’il buvait, qu’il battait ma mère, qu’il me frappait. J’avais deux ans quand ils ont divorcé. Il n’avait pas le droit de garde. Trois visites par an seulement. Dès qu’il approchait de la maison, tu peux pas savoir, ça me terrorisait. Après la mort de ma mère je ne l’ai plus jamais revu.
— Et tu n’as jamais cherché à le revoir ?
—Non. Impossible. J’ai peur encore.
Le soleil frappait au fond des gorges du Gardon et donnait à cette journée de la mi-juin un air de plein été. Pourtant un serrement de cœur m’étreignait. Je me sentais si proche d’elle. Dans le ciel, à l’aplomb de la rivière, un épervier tournoyait à grandes boucles silencieuses.
A mon tour je me suis confié. Je lui ai parlé de ma mère morte à ma naissance, de mon père disparu quatre ans plus tard. Elevé par mon oncle maternel et ma tante, son épouse. Elle, surtout. dès ma naissance. Je l’appelais « maman ». Ils avaient divorcé. J’avais onze ans.
— Le monde qui s’écroule, tu sais ce que c’est ? Impossible qu’on me confie à « maman » puisque, aux yeux de la loi, elle n’était plus rien. Mais pour moi elle était tout. Le soir, dans mon lit j’étais seul, plus personne pour se pencher sur moi et m’embrasser.
Pendant un moment je n’ai plus rien dit. Elle non plus. Nous nous sentions si frêles au fond du canyon. Dans le ciel l’épervier avait disparu. Elle s’est approchée de moi, a déposé un baiser sur mes lèvres.
— Pour ça, ai-je poursuivi encouragé par cette tendresse, que je me suis toujours juré que pour mes enfants il n’y aurait rien de pareil, que je ferais tout pour qu’ils ne vivent ni séparation ni divorce. Trop dur, trop injuste. Tout pour les préserver de cette détresse. La priorité c’est eux. Ils n’ont pas à payer les conneries des adultes.
— Oh ! Oui. Je te suis complètement, s’était-elle confiée, blottie contre moi. Moi aussi, je me suis promis très tôt, je m’en souviens parfaitement, c’était pour ma communion solennelle, mes larmes lorsque le curé avait parlé de l’amour de Marie et Joseph pour leur fils Jésus, envoyé de Dieu, que mes enfants ne connaitraient jamais la douleur d’un divorce. Tout sauf ça.