Le visiteur solitaire d’André Gardies (édition revue et augmentée)

Le visiteur solitaire, roman, édition revue et augmentée, éditions Nombre 7, 2024 (éditions de Paris/Max Chaleil, 2008)

Dans un village des Hauts Plateaux, pays de solitude et de pauvreté, que hante encore le souvenir de la Bête, un fonctionnaire du ministère de l’Agriculture, Faustin Juan, est dépêché pour tenter de comprendre les réticences du pays au progrès et au remembrement. Dans ce monde isolé, vivant encore à l’ère du char à bœufs et de la polyculture de subsistance, il découvre un village pétri de terreurs, de jalousies et de ragots, aux habitants secrets et méfiants. Atmosphère tempérée par la beauté des paysages, l’amitié amoureuse de Reine qui tient le café-épicerie, et la complicité de Jean, le braconnier, mais aussi le désir trouble que suscitent Violette et Monique, deux grandes écolières plus averties qu’il n’y paraît. Tous les ingrédients sont là pour qu’éclate le drame.
Un roman qui traduit l’âpreté d’une terre aux hivers extrêmes, et la vie quotidienne d’un monde dont la noirceur est loin d’égaler celle du narrateur.
Une fable sur le pouvoir.

 

EXTRAIT

Quand un matin d’été, voici près de dix ans, je suis arrivé à ce village, les rues étaient désertes, totalement désertes. La place aussi. Aucun passant, aucune activité. J’ai longé les maisons silencieuses et muettes ; seul le crissement de mes pas résonnait entre les murs de granit gris. Un chien, dans une cour au loin, s’est mis à aboyer auquel a fait écho un meuglement sourd. Alors le discret tremblement d’un rideau m’a fait comprendre que je n’étais pas passé inaperçu. Il faisait chaud, très chaud, à l’aplomb du soleil.
J’ai poussé la porte de l’auberge. Vide elle aussi. Du moins c’est ce que j’ai cru jusqu’à ce que, mes yeux s’étant habitués à l’obscurité, je découvre deux hommes assis dans le fond, qui ne répondirent à mon bonjour que par un vague hochement de tête. Je me suis installé près de la fenêtre qui donne sur la rue et j’ai longtemps regardé dehors, espérant quelque mouvement. – Et pour ce monsieur, qu’est-ce que ça sera ?
Elle avait surgi, toute de noir vêtue, du fond d’un cagibi dérobé.
– Du café ou un verre de vin ?… Oui, on n’a pas trop le choix, mais c’est ce que tout le monde boit ici. Faudra vous y faire si vous comptez vous installer chez nous.
Comment avait-elle deviné que j’avais l’intention de séjourner quelques temps dans le village ? C’est seulement plus tard que j’ai appris qu’un des hauts responsables du Service avait joint la cabine publique – le seul téléphone à l’époque, installé justement dans l’arrière-salle de l’auberge – pour prévenir de mon arrivée et réserver la meilleure chambre. Difficile dans ces conditions de se montrer aussi discret que possible comme j’en avais l’intention. Cela expliquait aussi le peu d’attention que m’avaient accordée les deux hommes attablés. En effet, s’ils n’avaient pas eu vent de ma proche arrivée, ils auraient levé la tête, observé longuement l’étranger qui venait de pousser la porte, et non pas fait comme s’ils ne m’avaient pas vu.
Une huitaine de jours auparavant, mon supérieur, le Directeur de la Section des Affaires Paysannes, m’avait convoqué dans son bureau:
– Le plateau des Mille Sources, ça vous dit quelque chose ?…Oui, là-bas, en plein cœur du Massif Hercynien…Je parie que vous n’y êtes jamais allé. Confidence pour confidence, moi non plus. L’une des régions les plus pauvres du pays. Isolée et coincée entre deux chaînes de vieilles montagnes, complètement repliée sur elle-même, fermée au progrès et qui, depuis toujours, vit en maigre autosuffisance économique. Bref, tous les bonheurs de la vie rurale à l’ancienne. Elle serait parfaite pour des vacances « pleine nature », si seulement elle acceptait d’accueillir les touristes… En attendant, c’est un haut représentant du Ministère de l’Agriculture qu’elle aura le privilège d’accueillir, en la personne de Faustin Juan. Que voulez-vous, cher collègue, vos états de service ont plaidé pour vous.
Je reconnaissais bien là les façons directes de mon chef.
– Oui, une requête de la sous-direction du Plan et de l’Aménagement Rural… Depuis trop longtemps, les directives qu’ils envoient là-haut, dans ce pays perdu, restent quasiment sans écho, comme si elles s’évanouissaient au milieu des landes et des forêts. Jusqu’au nouveau programme de développement agricole pour les territoires défavorisés qui demeure lettre morte. Encore si ça ne concernait qu’eux, les gens de là-haut, ce serait leur affaire, ils n’auraient qu’à se débrouiller tous seuls et continuer de macérer dans leur crasse et leur misère, seulement ça retarde singulièrement notre grande cause nationale, celle du remembrement des terres et de l’ouverture vers l’agriculture moderne. Vous savez comme moi que le gouvernement n’accepte sur ce sujet aucune entrave, qu’il a fait de cette question l’une de ses priorités pour l’actuel quinquennat.
Alors, comme de juste, c’est nous qui sommes chargés d’aller fourrer notre nez là-bas. D’aller voir de plus près ce qui s’y passe. Nos informations sont plutôt maigres.

Béatrice Bourrier aux Automn’Halles, 25 novembre à Sète

Les Rendez-vous des Automn’Halles

samedi 25 novembre à 11h | bar du Plateau à Sète (34)

Les Automn’Halles accueillent Béatrice Bourrier pour son nouveau roman Ailleurs est plus beau que demain (éditions Maïa). Originaire de Montpellier, Béatrice Bourrier se consacre depuis de nombreuses années à l’écriture romanesque caractérisée par son ancrage dans sa terre. Écrivaine régionaliste dans le sens le plus noble du terme c’est-à-dire écrivant de belles histoires qui s’adressent aux lecteurs quelle que soit leur région mais avec une écriture qui met en avant une terre, des racines, où une région devient un personnage, un caractère de l’histoire.

Après Collines au Crépuscule (éditions Cheminements, 2006), Le berger et son étoile (éditions Lucien Souny, 2014), Le souper du lion, nouvelles (éditions l’Harmattan, 2015), Au défaut de l’épaule (éditions Seuil poche, 2016), Le pacte de sel (éditions Lucien Souny, 2018), son dernier roman Ailleurs est plus beau que demain se différencie des précédents ouvrages par un style plus brut, moins régional, qui s’imposait pour raconter une histoire forte et moderne.

Bar du Plateau, 2 rue des 3 Journées, Sète
Informations : communication@lesautomnhalles.fr

Martienne ?, de Janine Teisson

Martienne ?, roman, éditions Chèvre feuille étoilée, mai 2023
couverture : Marion Béclu

Elle atterrit en 1948 chez des humains qui ne l’avaient pas invitée, elle va tenter de se conformer, de se faire oublier, mais décalée, bizarre, elle reste martienne, incapable d’entrer définitivement dans les moules destinés aux femmes, en temps de patriarcat.

Récit d’une vie qui va vers l’affirmation de soi, c’est aussi un récit d’aventure,une histoire burlesque ou grave, parallèle à la grande Histoire avec ses montées vers les indépendances, ses inventions et ses horreurs.

 

 

 

 

EXTRAIT

1948
Par la fenêtre on voit la Méditerranée. Allongée sur la table de la cuisine, une femme pousse dans le monde une créature pesant un peu plus de trois kilos, rouge, gluante, fendue entre les jambes, le pouce enfoncé dans la bouche. Le vieux médecin du quartier fait l’âne, la grand-mère fait le bœuf et la mère ne la regarde pas. Elle ne l’a pas désirée, pas invitée, mais ça ne fait rien, la créature décide de rester quand même.
Sa mère la laisse gonfler dans son berceau en la manipulant le moins possible. Le père est loin. Il est malade. Dans cet après-guerre, les jeunes gens, mal nourris, ont la tuberculose.
Lorsque l’enfant s’éveille de ses longs sommeils, elle a l’impression de tomber. Rien ne la soutient. Elle hurle : Quelqu’un ! Quelqu’un ! Elle en perd le souffle. Ils ne viennent pas. Ils n’aiment pas les cris. Elle a compris. Elle ne hurle plus. Elle se concentre sur ses mains. Courbettes, virevoltes, mouvements d’ensemble, raideurs dressées, envols, ramassements, ploiements caoutchouteux. Elle rit.
La nuit, la solitude est plus difficile à apprivoiser. Bras ligotés sous la couverture bordée serrée, elle est tout entière tendue vers son salut : convoquer ses mains, les faire danser dans sa tête, s’accrocher à leurs arabesques afin que cesse la descente du couvercle noir qui l’écraserait. Elle lutte contre le néant qui l’enserre avec ses inventions minuscules, ses balbutiements silencieux.
Ils disent : elle est sage. La mère oublie l’heure du biberon.

Faute de contraception, la créature présentée ci-dessus est l’un des 77153 petits humains projetés dans la vie en France, cette année-là, en plein baby-boom.

Ailleurs est plus beau que demain, de Béatrice Bourrier

Ailleurs est plus beau que demain, roman, Éditions Maïa, avril 2023


C’est arrivé d’un coup et la vie de Dona a basculé. Après la sidération et le désespoir, elle choisira le combat et la liberté d’écrire son destin ou comment passer de l’aliénation à la volonté d’être soi.
Un bouleversant roman d’une renaissance, quitter la ville, découvrir les possibles et l’ailleurs, un voyage en soi et vers l’inconnu, écrit dans une langue où l’émotion côtoie l’humanité.

 

 

EXTRAIT

Comment supporter que le scintillement des étangs dans l’azur limpide continue après moi ? Je file vers la Méditerranée, Palavas et ses palmiers de riviera. La silhouette majestueuse de l’abbaye romane de Maguelone, souveraine en son île au milieu des eaux saumâtres, me donne envie de la bombarder. Exploser cette beauté, anéantir mille ans d’architecture et de foi, de Gloria et d’ex-voto pour qu’elle disparaisse avec moi, se disperse aux enfers, se pulvérise dans ma désintégration, noyée dans la vase lagunaire. Des flamants roses, comme s’ils pressentaient le vent du boulet, se sont élancés dans une envolée incarnadine et gracile. La beauté du monde me fait mal. De jeunes mouettes me survolent en riant quand l’une d’elles, trop jeune ou kamikaze, s’écrase sur mon pare-brise dans un bruit mat qui me fait gueuler. Elle laisse une traînée écarlate sur le verre qui ensanglante mon paysage. J’ai le cœur qui tape comme un bourdon dans ma poitrine. Cette bestiole était vraiment trop conne, son sacrifice ne m’a même pas défoulée. Je rentre chez moi.

Lyana – Un destin particulier, d’Hélène Marche

Lyana – Un destin particulier, roman, Le Lys Bleu Éditions, juillet 2022

Il s’agit d’une fiction inspirée de faits historiques et ponctuée de romance qui relate le parcours d’une jeune fille juive. Née en Algérie, Lyana a vécu la tragédie des pieds-noirs avant d’être rapatriée à Montpellier en 1962. Accueillie par une famille mormone, elle fréquentera plus tard le monde du showbiz. Au-delà de ses amours et de ses déboires, elle connaîtra des succès professionnels. Toutefois, un autre destin se dessine pour cette demoiselle qui aurait pu être une pop star des années 70, car sa bonne étoile guide toujours ses pas.

 

EXTRAIT

À la hâte, elle s’était changée et avait mis une robe à fines bretelles avant d’embrasser sa mère et de se précipiter dans les escaliers pour rejoindre Raphaël. Il l’attendait seul, sur le trottoir au coin de la rue. Ils décidèrent d’aller se promener vers les boulevards en centre-ville. Des manifestations étant prévues, nul ne prêterait attention à eux. Ils pourraient se tenir par la main librement. Les fois précédentes, croyant être tranquilles, ils s’étaient baladés en bord de mer. De justesse, ils avaient évité David, le grand-père de Lyana, qui fréquentait, de temps à autre, les bars du port. Au milieu de la foule, indifférents aux slogans scandés inlassablement, le jeune couple s’enlaçait et s’embrassait sans aucune retenue. Soudain, des tirs en rafale avaient retenti. Devant eux, des hommes et des femmes s’étaient effondrés. Instinctivement, Raphaël avait attiré Lyana sous les arcades et l’avait plaquée contre le mur, son corps servant de bouclier. Tremblants de peur, ils n’osaient bouger. Il fallait attendre l’arrêt de la fusillade. L’ennemi tirait dans les deux sens. Ils étaient apparemment encerclés, prisonniers comme des rats, en amont comme en aval. Ainsi collés l’un à l’autre, ils avaient tenté de se rapprocher d’une porte cochère pour se réfugier à l’intérieur mais elle était fermée. Malheureusement, en se déplaçant, ils s’étaient retrouvés à découvert. Sur le balcon en face, un tireur isolé les prit pour cible. Trop tard, la balle avait atteint mortellement Raphaël.

 

PRÉFACE (extrait) – Jacques Poueyo
« Plutôt que de présenter l’histoire de ce dernier roman écrit par Hélène Marche, riche en rebondissements, curiosités et belles descriptions, je préfère converser avec vous de l’auteur. Hélène est un écrivain, un vrai écrivain. Tous ses malheurs, ses frustrations et ses bonheurs, elle les dompte avec la plume. Elle a un besoin vital d’écrire jusqu’à devenir journaliste à sa retraite. Statut professionnel dont elle n’est pas peu fière. Elle a plusieurs cordes à son arc, du roman sentimental au roman fantastique, au roman plus profond, aux nouvelles empreintes d’humanité et aux contes animaliers […]
Discourons maintenant du roman. Il entremêle l’indépendance de l’Algérie, les heures sombres de l’histoire des deux pays, passions, amours, trahisons et même extrémisme religieux en l’occurrence l’islamisme. Comme dans chacune de ses œuvres, Hélène raconte à travers ses personnages complexes les failles de l’enfance. Le lecteur découvre dans chacun de ses personnages une profonde humanité…»

 

La voie est libre, de Jean Azarel

La voie est libre, roman, éditions Douro, collection La Diagonale de l’écrivain, juin 2022
coautrice : Hélène Dassavray

 

Ce livre de la parité ferroviaire parle des trains d’Hélène et des trains de Jean, d’une mère et d’un frère disparus, des dactylos rock et de Marianne Faithfull, des amours impossibles et des amours trop rapides, de la poésie qui roule et des transports noirs, de Blaise Cendrars et des fantômes de quelques sœurs et frères encore visibles au bout des quais…

Sur le ballast des pages, les mots étincellent et filent tels une locomotive ivre de vivre.

LA VOIE EST LIBRE. Bon voyage.

 

 

 

EXTRAIT

« Difficile de trouver plus paumée que la gare de Redneck. Oubliée de la plupart des indicateurs d’horaires. Indiquée par un seul panneau aux lettres délavées qu’il vaut mieux ne pas louper. Au bout du jeu de piste, du chiendent sur les voies. Des tags le long du ballast, que les graphistes ont dû dessiner dans toutes les positions possibles, un vrai kamasutra, ces gars sont des héros que le ministère de la culture devrait décorer de l’Ordre du Tag International.
Une cabine de WC, la même pour les hommes et pour les femmes, pas un cadeau pour les dames, distincte du hall d’attente, dont la porte crachote au vent. Le genre de lieu qui suinte la mélancolie et la bouffe en boite refroidie.
R. avait loué un wagon de seconde accroché à une loco cacochyme garée en fin de quai. En m’embrassant, il m’apprit qu’il ne passait plus que deux trains de marchandises par jour, un dans chaque sens. Il avait obtenu, sans que je comprenne bien dans quelles conditions, une autorisation de circuler. « Tu n’as pas fait de connerie au moins » lui dis-je, mais il haussa les épaules Comme je demandai où était le conducteur, il me répondit en grommelant qu’il n’y avait pas de conducteur, « Qu’est-ce que des mecs comme nous ont à foutre d’un conducteur pour mener leur vie, tu peux me le dire ? ».

Le Repaire, de Andrée Lafon

Le Repaire, roman, éditions L’Harmattan, juin 2022

Un homme dont la compagne vient de se tuer en voiture, sous le choc, a perdu l’usage de la parole. Pour adoucir cette épreuve, un couple ami l’invite à passer le mois d’août  dans sa maison des Cévennes, Le Repaire, prêt à lui offrir, outre sa sympathie, de nouveaux paysages, des visages de lieux riches d’histoire.

EXTRAIT

La mer ? Elle me fascine. Je la crois capable de tout. De noyer mes pensées ou de les bercer, selon les heures,. Je reste assez loin, je n’y entre pas, je ne la survole pas, je l’observe comme un être changeant, bizarre, inattendu. J’aime sa couleur indéfinissable et sa musique rythmée. J’aime qu’elle suive les saisons.
La mer est comme moi une confidente muette, pense Stéphane. Carole a dû se réfugier souvent auprès d’elle, guetter une réponse.

Le bruit et le roulis des vagues me manquent sur ces rochers. Ici je trouve une terre dure, sèche, impassible. Je n’entends même pas l’écho quand je pousse un cri.

Tout d’un coup, Stéphane entend son isolement. Il la voit devant la mer, il l’imagine au bord du gouffre.

La promesse de la mer d’André Gardies

La promesse de la mer, roman, éditions infimes, juin 2022

Ancien caméraman sur la Calypso, Romain Falcolon revient au Grau pour réaliser un documentaire sur la pêche artisanale traditionnelle. Bientôt cinquante ans qu’il n’a pas remis les pieds dans cette station balnéaire où, pourtant, il a passé tous ses étés depuis l’enfance jusqu’à son départ sous les drapeaux en Algérie.
Grâce aux souvenirs d’anciens pêcheurs, les techniques de pêche anciennes reprennent vie, qu’il s’agisse du trahin, du gangui ou encore et surtout de la seinche, la pêche au thon collective  à laquelle Romain enfant avait assisté
Alors qu’il entame son travail, Romain reçoit un courriel anonyme et laconique. Qui se cache derrière cette adresse « dedale30 » ? Bianca, le grand amour de ses vingt ans. Celle qui l’a trahi en épousant le fils d’une riche famille du Grau, alors qu’il était appelé en Algérie.
Jour après jour tandis que progresse le film, une histoire ancienne se ravive tout comme se ravivent chez Romain souffrances et honte accumulées pendant cette guerre qui ne disait pas son nom.

EXTRAIT

Mais bientôt l’ancien pont est apparu, le pont tournant qu’il avait si souvent contemplé quand il pivotait lentement pour livrer passage aux voiles qui gagnaient le large. Il était toujours là, fidèle à lui-même, fidèle à son souvenir.
Retrouvant un geste familier presque instinctif, venu d’un lointain passé, il s’est accoudé sur la rambarde métallique qui surplombait le canal. Devant lui s’ouvraient au loin sur la mer infinie les deux bras tendus de la jetée, avec le pouce levé de leurs deux phares et leurs bracelets de bateaux qui tintinnabulaient sous la brise. Toujours le miracle de cette vue inchangée, comme immuable, insensible au temps qui passe. Venu du large, le vent léger lui caressait les joues. C’était l’heure de la marée rentrante. À ses pieds sous l’appontement, entre le quai et un chalutier, là où le courant s’amollit, de maigres détritus flottaient et dérivaient lentement à contre-courant, entre lesquels se glissaient furtifs de petits poissons aux éclairs d’argent. L’odeur ! Oui, l’odeur. C’est elle qui l’a saisi aux narines comme une évidence : la même, exactement la même qu’avant. La même que celle de ses six ans, de son enfance, de son adolescence. Inchangée. Un mélange d’iode, de vase et d’embrun, d’eau à demi endormie au clapotement huileux avec, résiduelle, incrustée, remontée depuis des générations dans les mailles des filets, cette haleine de varech, de marée, d’oursins et d’écailles de poissons qui achèvent de sécher au soleil. Un bouquet unique, l’essence même du Grau. Et sous la plante de ses pieds, gagnant jusqu’aux mollets, il a ressenti à nouveau le tremblement sourd du tablier au passage des voitures qui, dans son dos, roulaient au pas. En même temps lui est revenu le souvenir tactile du revêtement en cordage tressé quand au retour de la plage, pieds nus, serviette de bain sur l’épaule, il évitait soigneusement les plaques de métal du passage piéton qui, sous la canicule de midi, lui brûlaient la voûte plantaire. Il aimait la caresse douce et râpeuse de ce tapis singulier avant de retrouver à la sortie du pont la chaleur molle du goudron.
Venue de l’embouchure, une barque à moteur remontait le canal de son train de sénateur, traçant un sillon dont les ondes allaient s’élargissant pour venir caresser la coque des bateaux provoquant leur discret balancement, presque imperceptible. Les vaguelettes montaient, descendaient, de moins en moins fortes, jusqu’à leur extinction avec l’éloignement de la barque. Ramolli, un sachet plastique flottait transparent entre deux eaux comme une méduse morte. Quelques mouettes criaillaient là-bas à l’entrée du môle. Le Grau de son enfance n’avait pas disparu. Il était là, concentré sur ce pont.

Motel Valparaiso, de Philippe Castelneau

Motel Valparaiso, roman, éditions Asphalte, mars 2021

Suite à une rupture amoureuse, un homme décide de quitter sa vie en France et part pour les États-Unis réaliser le road-trip qui redonnera un sens à son existence. Alors qu’il traverse en car une ville inconnue dans le désert de Sonora, il va apercevoir une femme qui semble lui faire signe, à une fenêtre. Happé par cette vision, il décide sur un coup de tête de poser là ses valises. Installé au Motel Valparaiso, il entreprend d’explorer Cevola, cette localité écrasée par la chaleur qui semble avoir connu mille vies au cours de l’histoire. D’abord fasciné, puis inspiré, il prendra conscience que la ville semble avoir une emprise sur ceux qui y vivent… Motel Valparaiso est un rêve éveillé nourri d’American way of life et de grands espaces, un premier roman sur lequel plane « une voix de sable mêlée de vent ».

Un avant-goût : « Cevola est une ville… particulière, disons. Vous pouvez y vivre des années, vous y découvrirez toujours des choses que vous n’aviez pas vues auparavant. C’est un peu comme une carte, vous voyez ?
Chaque fois qu’on en déplie un pan, le territoire s’agrandit. C’est ce qui fait son charme, et son mystère. »

 

EXTRAIT

J’ai roulé des heures pour venir jusqu’ici. Aux confins de l’Arizona, la Californie n’est déjà plus qu’un lointain souvenir. Autour de moi, dans toutes les directions, le désert s’étend à perte de vue.

Mais l’ouragan de flammes qui ravage les forêts loin derrière semble avoir contaminé le ciel, attisé par la sécheresse et les chaleurs caniculaires, poussé par des vents violents, les Diablo winds.
La Californie brûle, mais c’est l’Amérique qui est en feu, me dis-je. Mon rêve américain que je laisse derrière moi et qui part en fumée. Je lève les yeux et contemple un ciel nouveau. Une vision lumineuse. Un horizon alchimique, étang brûlant de braises et de soufre. Des flammes logent entre les nuages sombres. L’atmosphère frémit. La pupille irradiée, je fixe une étendue d’ocre rouge, de cuivre et de terre d’ombre, d’oxyde de chrome et de cobalt, striée d’altostratus, nappes fibreuses gris cendre comme tracées au couteau. Dans le frémissement de l’atmosphère et de la lumière, je me perds un instant dans cette chimère d’un monde transfiguré quand, alors que je zigzague dans les montagnes des réserves indiennes, l’horizon devient tout à fait noir, le ciel s’ouvre et la terre disparaît, engloutie sous une pluie d’enfer…
Je ferme les paupières. Mon corps vibre. Je suis pris de vertige. Quand je rouvre les yeux, la nuit s’étire derrière une pluie d’étoiles. Il arrive ici que la nuit surgisse en plein jour. Les cellules orageuses se déchaînent. Accélération du signal électrique vers les zones synaptiques : l’esprit s’abandonne à la rêverie en contemplant le ciel qui se déchire. Quand la vraie nuit rejoint enfin la part noire du jour, il faudrait s’abriter, mais le ciel dessine une voie magique. L’espace d’un instant, l’âme est au diapason du monde. Des choses volent qui ne devraient pas voler. L’univers se retourne. Une ville apparaît, surgissant du désert.

 

Présentation vidéo

Fille perdue, d’Adeline Yzac

Fille perdue, roman, collection Littérature, La manufacture de livres, 2021

Anicette était la petite dernière, la jolie poupée choyée par sa famille. Jusqu’au jour où on la surprend en train de commettre le plus indicible des péchés : poser la main sur son corps, se caresser. Petite fille devenue fille perdue, voici l’enfant chassée de sa famille et condamnée à grandir entre les murs de «l’institution». C’est là que des religieuses tentent de chasser le vice du corps et des esprits de ces filles de rien. Celles dont les mères se prostituent, celles qui sont nées de pères inconnus, celles dont le corps ne ressemble pas à ce que l’on attend d’une femme… Et si la foi ne suffit pas, c’est peut-être à Paris, entre les mains des médecins que ces enfants devront être conduites.

Roman construit sur un fond historique passé sous silence, Fille perdue nous parle d’une époque où la morale et la science conjuguaient leurs efforts pour maintenir le joug pesant sur le corps des femmes.

 

EXTRAIT

La longue table va d’un mur à l’autre, lourde la table, et haute. Vingt fillettes tout autour, des grandes mêlées à des petites, toutes à genoux autour du bois sombre et poisseux, têtes nues, le buste qui atteint à peine le rebord pour certaines, c’est que les bancs sont bas. Et ainsi de suite, trois tables dans le réfectoire voûté. Une volière. La petite transie parmi elles qui grelottent dans leurs bas usés et leurs bottines éculées, pieds nus quelques-unes. Elle joint les doigts, engelures éclatées. Ça brûle et ça ronge. Le sang du Christ suinte à même la peau. Elle dit le bénédicité d’avant repas, prend la contenance exigée, pleine de recueillement, remercie Dieu du pain quotidien qu’il offre, on récite en chœur, on chante en chœur.

–        Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas, bénissez celles qui l’ont préparé et procurez du pain à ceux qui n’en ont pas, ainsi soit-il.

La petite marmonne son latin. Tout autour, chacune marmotte la prière, mains jointes, genoux au supplice, tournées vers la mère prieure. Et au-dessus, sur le mur, l’image peinte de la Vierge Marie, mère de toutes les pauvres perdues du réfectoire, mère des pécheresses et des autres, mère aimante. En face, Janeton, la plus jeune, la bouche vide, a tombé ses dents, une dans la soupe, deux en serrant les mâchoires la nuit, la quatrième en la tirant avec la langue alors qu’on lisait l’épître de Saint-Paul aux Pharisiens. Dieu n’est pas satisfait de sa mère, une coureuse, il a mis l’enfant au pilori. Janeton zozote et sourit en idiote, sa petite voix aigüe chante faux.

–        Bénissez Seigneur la table si bien parée, emplissez nos âmes si affamées, et donnez à toutes nos sœurs de quoi manger.

La petite se recueille, soigne son maintien devant le Christ, présent avec d’innombrables légions d’anges. Le Roi des rois, l’appellent les nonnes, le dispensateur de l’éternité. Oreilles attentives à la lecture, elle s’humilie en l’honneur de Celui qui pour elle est descendu sur la terre. Dieu a daigné se faire homme pour racheter ses péchés. Autour, les corpuscules maigrichons suçotent la prière. A perte de vue, des filles aux fers, le règne du mal incarné. Elle, va sur ses treize ans et tire les ficelles de ses raisonnements. Pour être considérée, il faut faire, dire, être ce que les sœurs veulent qu’on fasse, dise, soit. Lire la suite…

Verte sera la Chine, de Danielle Ferré

Verte sera la Chine, roman, éditions Librinova, 2021


Marion Vonnac est écologue. Lorsque son frère, expatrié en Chine, lui demande de sauver un « trésor inestimable » en aidant trois étudiantes à transformer un vieux quartier de Shanghai en écoquartier, elle n’hésite pas. Pour l’Agència, son entreprise, c’est une opportunité.
Mais ce Plan-Shanghai provoque la colère de la Triade, la mafia chinoise…

Un roman intense et inclassable pour voir la Chine autrement.

 

 

EXTRAIT
Où l’on entend le Chien de Terre pousser son premier jappement

Jeudi 15 février. Shanghai, sur la terrasse du 701

Demain, les Shanghaiens iront par milliers faire résonner la cloche du Temple Longhua. Mais pour la soirée du Nouvel An, la plupart d’entre eux – à l’instar de huit cent millions de leurs compatriotes – dînent en famille au son des facéties de CCTV.

Pour autant le Bund est loin d’être désert. Des touristes asiatiques et occidentaux, et aussi des « sans attaches », s’y pressent. Les pétards et les feux d’artifice sont interdits pour cause de pollution, mais les lasers et les publicités sur écrans géants font scintiller le fleuve. Publicités en mandarin ou en anglais, qui rivalisent de rouge pour promouvoir : « voitures pour la campagne », « yaourts amaigrissants », « crèmes pour garder la peau blanche », vrai ou faux « vin château français » … Lire la suite…

La Lorita, de Simone Salgas

La Lorita, roman, éditions 19, janvier 2021

L’écrivaine…
Silvina aime les jolis mots, elle les roule dans sa bouche, les retourne, les répète, leur invente une histoire… Elle finira bien par être cette écrivaine qu’elle a toujours voulu devenir.
Silvina écrit dans de grands cahiers mauves. À l’encre mauve, toujours. C’est une adorable petite peste – bavarde, très bavarde. Volubile ! – entourée d’amis, dans ce lycée français de Santiago du Chili, de professeurs attentifs, de parents aimants – père taquin, mère câline -, d’un petit frère aimé.

Entre l’azur sans nuage du désert d’Atacama et les vents glacés de la Terre de Feu, Simone Salgas mène le récit, tout de digressions, de bavardage espiègle, avec les mots de l’enfance, avec ses douleurs. Sa fraîcheur aussi. (…)
Silvina, une enfant encore, presque une adolescente, vive, rêveuse. Sa vie commence ici… Ce sera à elle d’écrire la suite !

 

EXTRAIT (pages 37-38)

Je préfère écrire de la science-fiction. On peut inventer sans que personne nous mette en doute, on peut vraiment faire du n’importe quoi. On peut former ou déformer des visages, créer des villes, des paysages, des machines de guerre bien entendu. On peut même inventer des mots. J’ai démarré comme ça mon deuxième roman. Plus facile que de raconter la mort des hommes vrais, ceux qui ont été des maris, des papas, des frères. J’ai abandonné les 50 pages de mon premier roman que j’avais intitulé : « Confidences à moi-même ».
Je serai écrivaine d’autres espaces, d’autres mondes.
Écrivaine intersidérale. Ce sera dur. Il y en a beaucoup qui veulent faire comme moi. J’ai intérêt à avaler toutes les vitamines qu’on me présentera.