L’amant d’un jour, de Philippe Garrel

L’amant d’un jour, de Philippe Garrel (2017)
chronique cinéma, par Jean Azarel

7 juin 2017. Je sors étourdi, délicieusement ivre, de la salle de cinéma. 50 ans désormais depuis « Le révélateur ». 50 ans que Philippe Garrel poursuit son œuvre, de peintre des sentiments et de dramaturge. Avec « L’amant d’un jour », Garrel remonte le temps en éternel jeune homme et nous serre délicatement le cœur. Perdition ou rédemption qu’importe, c’est une fois de plus un caillou semé sur le chemin du bonheur d’exister.

Dans un noir et blanc planté de décors minimalistes, des acteurs habités (Eric Caravaca, sa fille Esther Garrel, la révélation Louise Chevillotte dont c’est le 1er rôle) font et défont l’amour en équilibristes sur des dialogues discrètement littéraires et la musique élémentaire de Jean-Louis Aubert. Prestidigitateur maître de son art, le cinéaste fait sourdre la lumière dans les ombres des deux femmes qui lui servent de modèle. Quand ils ne sont pas immobiles, les visages et les corps restent des tableaux en mouvement. Le grain des peaux est palpable, le désir se fait intenable, les personnages réinventent le discours amoureux en le questionnant et en le libérant de son enfermement dans une vérité socialement arrangée. Si le cinéma de Garrel reste éminemment provocateur c’est bien à cause de sa sobriété et son refus d’épouser les tics de la modernité du genre : vitesse, bavardage, effets spéciaux, sons assourdissants… Le talent de l’homme, sorte de Marivaux des XX et XXIème siècles, est simple : tout est dit avec des petits riens. Ce qui ici interroge et émeut tient à quelques mots prononcés en clair obscur, à la gravité (au sens donné par la physique) d’un regard, à des volontés de croyances qui ne résistent pas à l’inconstance humaine. « Sois sage ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille » nous disent des protagonistes in fine autant spectateurs de leur histoire que ceux qui les regardent dans leur fauteuil.

Comme depuis 50 ans, les adeptes ne se comptent pas sur les doigts des deux mains dans la salle, dont un s’en va avant la fin. Génie Garrel, certes, incroyablement méconnu, hélas, mais il est encore temps d’y remédier.

L'ombre des femmes, de Philippe Garel

Un article de Jean Azarel

affiche L'ombre des femmes

Après s’être quelque peu perdu dans des films en couleur un rien maniérés, Philippe Garrel retourne aux sources et redevient avec L’ombre des femmes le magicien qu’il est depuis un demi-siècle. En 1971, je découvrais son premier long métrage underground culte, La cicatrice intérieure avec Pierre Clémenti et la muse-compagne qui bouleversa sa vie et son cinéma, la chanteuse Nico. Les membres de ce trio, par leur créativité, leur singularité, et osons le terme, leur romantisme, ont aussi bouleversé mon existence. Je n’ai jamais depuis cessé d’aimer ce grand frère intransigeant de Garrel, cinéaste de la pauvreté (il fut un temps où il tournait à la caméra à la manivelle avec les bouts de pellicule ramassés dans les poubelles), peintre et graveur génial des tourments sentimentaux extirpés des regards de ses modèles. Conteur d’histoires finalement simples comme la vie, même si la nature humaine les complique exagérément.
Dans L’ombre des femmes, celui dont on a dit qu’il avait « une caméra à la place du cœur », servi par un noir et blanc magistral, la musique minimaliste de Jean-Louis Aubert, et la concision du discours (durée 1h13), déroule fusion passionnelle, effritement du couple, trahison, amants de secours, remords puis pardon, petits arrangements entre amours, réconciliation finale, bien que le happy end laisse planer le doute. On retrouve en filigrane les obsessions habituelles de Garrel magnifiées par l’image : les vicissitudes de l’art, la nécessité du mensonge, les chambres d’hôtel minables et les intérieurs chiches, l’inéluctable de la perte, le masochisme du manque, l’inconstance humaine.
Les personnages principaux d’un triangle intemporel sont joués par Clotilde Courau qui campe une épouse amoureuse époustouflante de dignité et douleur longtemps contenue avant d’exploser. Elle donne la leçon, au sens noble du terme, à Stanislas Mehrar, le mari, veule et buté à souhait. Car l’ombre des femmes, de cette femme en particulier, cache une lumière trop forte pour l’homme qui la reçoit, d’autant plus forte qu’il est déjà aveugle de trop d’orgueil. En contrepoint, la jeune maîtresse jouée tout en pulpe et sensualité par Léna Paugam s’agite comme un fanal éclairant la nuit de l’antihéros mal en point. Ici, la chair est gaie pour un temps, passant de l’ombre à la lumière, mais vouée à tomber brutalement dans l’obscurité de la rupture. Avec L’ombre des femmes, plutôt encensé par la critique, Garrel construit obstinément à travers les décennies le puzzle d’une œuvre unique, détestée ou vénérée, en maître des émotions, pour un public qu’on peut souhaiter enfin moins maigre que d’habitude.

L'ombre des femmes