Le choc, les larmes, la colère.
Ensuite les réactions, les questions, les débats. L’ensemble des problèmes de nos sociétés déboule sur la scène, sans nous laisser le temps de faire notre deuil.
L’équipe de Charlie Hebdo a aussi dû essuyer les hommages collatéraux.
Elle ne saurait se reconnaître dans toutes les initiatives ni approuver l’ensemble des discours faits en leur nom.
Il est probable aussi que des soutiens ralliés sous la bannière de Charlie hebdo fronceront le nez en ouvrant le journal pour la première fois, après la tragédie. Ils n’y verront pourtant que le témoignage de la plus libre expression, sans égards ni compromis envers quiconque ni quelque idéologie que ce soit, sans agressivité non plus, sans règlement de comptes, faut-il le rappeler ? quand bien même se sentent agressés ceux qui s’y trouvent raillés. Mais allez expliquer cela à ceux qui prennent la mouche, campés sur des certitudes, bardés de convictions dont ils entendent que tout le monde les partage.
C’est en cela que ces dessinateurs et ces chroniqueurs sont salutaires et qu’il faut leur dire merci ! Merci d’être là depuis si longtemps !
Merci de défendre nos libertés ! Il y a quelque ironie à considérer que, sans l’attentat, Charlie Hebdo se serait éteint dans l’indifférence et l’anonymat, faute de finances et de lecteurs suffisants. Pire encore : qu’un journal satirique soit devenu l’emblème de la nation ressemblerait presque à une farce drolatique si les circonstances n’avaient été aussi tragiques.
C’est la raison pour laquelle aussi il convient de le défendre quelles que soient nos idées, car s’il ne les incarne pas toutes, il contribue à les rendre toutes possibles.
Ne céder sur rien, c’est ce que les auteurs de Charlie Hebdo ont toujours prôné, à leur façon iconoclaste, provocatrice, forcément dérangeante. Résolument potache, avec ce qu’il faut de vulgarité pour interpeller. Parce que l’outrance et le mauvais goût font parfois plus pour éveiller les consciences que les arguments bien léchés de la pensée de salon n’ébranlent les certitudes.
Les auteurs de ces trivialités et de ces impertinences étaient tout au contraire des gens cultivés, modestes, aimables et d’une profonde humanité. Annick Denoyel a donné ici le lien d’une passionnante interview avec Bernard Maris, où le collaborateur de Charlie Hebdo s’exprime sur la laïcité et des sujets connexes avec une pertinence et une lucidité exemplaires. Je voudrais pour ma part partager une anecdote témoignant de la gentillesse et de la générosité d’un des membres fondateurs du journal, assurément le plus connu : Cabu.
En janvier 1979, je me rends à un colloque sur « Enseignement et bande dessinée », où de nombreux auteurs sont invités. Je ne suis là que pour tenir le stand d’un libraire venu profiter de l’occasion, pour le compte duquel je travaillais, au noir et sous-payé. J’apprends sur place qu’il est possible de dîner avec les auteurs. Même passablement fauché, je n’aurais pour rien au monde manqué cette occasion de rencontrer des vedettes, à une époque où la BD n’avait pas encore acquis ses lettres de noblesse. J’emporte d’ailleurs un magnétophone pour réaliser mes premières interviews. Cela se passait à La Roque d’Anthéron, petite commune près d’Aix-en-Provence. Je suis averti par le libraire que je devrais me débrouiller seul pour le retour ; compte tenu des enjeux, la possibilité de passer une soirée avec mes idoles valait bien de prendre le risque ; peu importait la suite : on verrait plus tard. Le problème est une timidité excessive qui m’empêche de me mêler aux prestigieux invités quand ils se répartissent dans la salle des fêtes dans un joyeux brouhaha. Je m’installe à la dernière table disponible au milieu de l’allée formée par la double rangée de celles investies par les participants du colloque, à l’opposé d’un trio dont il est manifeste qu’il réserve des places pour des retardataires. Pas en nombre suffisant pour remplir la table, malheureusement : il reste quatre chaises vides, de sorte que je dîne entièrement à l’écart et bien en vue, sentant peser sur moi les regards des convives surpris par cet isolement. Au moment du dessert, s’installent enfin trois retardataires qui reviennent d’Avignon où ils sont partis régler une question d’ordre politique, dans une MJC, crois-je comprendre. Parmi eux, Cabu.
Je me garde bien de me mêler à la conversation dont j’ignore les tenants et les aboutissants lorsque Cabu, le tour de la question terminé, se tourne vers moi pour me demander qui je suis, d’où je viens et ce que je viens faire ici, adoptant d’emblée le tutoiement. Un peu étonné que l’auteur du Grand Duduche s’intéresse à ma modeste personne, je lui réponds que mon rêve est de devenir scénariste et écrivain, raison pour laquelle je désirais approcher ces auteurs que je plaçais alors tous sans discernement sur un piédestal. Il me demande ce que j’ai déjà publié, ce qui se limite à quelques articles et critiques dans des supports confidentiels, puis entreprend de faire le tour de mes connaissances et de cerner mes préférences. « Tu aimes Tif et Tondu ? » Bien sûr, et j’apprécie encore davantage le fantastique poétique d’Isabelle. « Tu sais que Will est là ? » Non, je l’ignorais. J’avais bien repéré Walthéry, le dessinateur de Natacha, mais j’ignorais à quoi ressemblait Will.
« Viens, je vais te présenter… » La proposition me terrifie presque.
Et là, chose incroyable, il me prend la main comme si j’étais un gamin et me tire à sa suite tandis qu’il traverse la salle. J’ai vingt-cinq ans et j’espère que la table où dîne Will n’est pas trop loin, car des regards se lèvent sur nous. Heureusement, les couche-tôt ont déjà quitté les lieux. C’est la troisième de la rangée.
« Will, je te présente quelqu’un qui aime bien ce que tu fais, » dit Cabu.
Will tire aussitôt une chaise à lui tandis que Walthéry, son voisin, se pousse.
« Assieds-toi ici, camarade, prends un verre et bois un coup ! » dit-il en me donnant une claque dans le dos. En face se tenait Loup, le dessinateur de presse, et Franz, futur dessinateur de Jugurtha et Thomas Nolan.
Voilà, j’étais assis au milieu de mes idoles… Avec ces joyeux drilles, la soirée se prolongera jusque tard dans la nuit ; je m’endormais sur ma chaise, mais j’aurais préféré m’écrouler sur place que prendre congé, d’autant que je ne savais où aller. Plus tard, Walthéry m’indiquera qu’il restait plusieurs chambres disponibles dans les bungalows où ils étaient logés, de sorte que je n’avais qu’à choisir celle que je désirais. Le lendemain, je réaliserai mes premières interviews et récolterai quelques adresses utiles pour la suite.
Je me suis présenté le lendemain sur le stand de Cabu, comme il me l’avait demandé. Dès qu’il me voit, avec un petit salut, il empoigne un des albums devant lui, et entreprend de réaliser mon portrait en quelques traits rapides — L’Obs a rappelé son talent en la matière. Bien que flatté par cette dédicace, je me demande combien coûte cet ouvrage, faisant mentalement une croix sur le bus pour Aix et espérant que je n’aurais pas à tendre le pouce trop longtemps sur le bord de la route.
Mais non ! C’était cadeau.
Il était comme ça, Cabu…
Et je l’en remercie encore, car je mesure encore davantage avec le recul, à quel point cette rencontre aura été déterminante pour moi.
Parce que cette immense vedette a engagé la conversation avec l’aspirant auteur que j’étais, et qu’il m’a tenu par la main pour me présenter à ses confrères.
On a souvent dit qu’avec sa coupe au bol, il a gardé une bouille d’éternel adolescent. C’est vrai. Mais ce jour-là, il a été mon papa.
Je revois un de ses dessins sur les attentats du 11 septembre, dans le prolongement duquel se situe cette tuerie en France, comme l’ont illustré certains. Voyant à travers la baie vitrée un avion, gigantesque, foncer sur la tour, un trader au téléphone s’écrie :
« Vendez tout ! »
La charge est immense, car l’humour repose sur un réflexe plus fort que la perspective d’une mort imminente. Elle rappelle les origines de nos maux et donne à voir l’avenir. À aucun moment, même au plus fort de l’horreur, la machine infernale de l’hyper-capitalisme n’aura cessé de tourner. Ce dessin était d’autant plus fort que l’émotion dominait encore les esprits, mais il est de nature à faire réfléchir.
Alors que se pose la question de l’après, il est bon de s’en souvenir.
Aussi, pour que leurs survivants puissent continuer à s’exprimer librement, il est bon d’opter pour le réflexe inverse qui empêchera les auteurs de Charlie Hebdo de se taire : Achetez tout !
Illustration : Photomontage de Claude Ecken, à partir de la couverture du Charlie Hebdo du 7 janvier 2015