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Éditorial

Rentrer ? quelle idée… plutôt surfer sur la vague de l'été, vagabonder entre torrents et  plages immenses. Sensualité, be-bop et mangas au programme. Tout finira entre les pattes d'un oiseau fantastique qui nous gardera au chaud du rêve.

Le goût de l'hiver viendra bien assez vite.

Inédits

Escapade, de Joëlle Wintrebert

Photographie d'Henri Lehalle
Ils marchent, vite, dans l’odeur embaumée des figuiers, au centre d’un fouillis de ronces et de plantes sauvages. Plus loin, le sentier s’escarpe au-dessus du vide, et l’homme tend la main. Aide inutile, pourtant Lisa s’empare des doigts forts et moites. Le soleil cogne. Un ruisselet de sueur coule à la tempe de son guide. Elle résiste à la pulsion de l’essuyer. Le Briant fait désormais merveille, entre petites plages, chaos de roches, pont en dos d’âne, moulin colonisé par les arbres… Quand elle assure qu’ils ont trouvé un paradis, l’inconnu reprend sa main et la tire. « Un peu plus loin, vous verrez, beauté, sauvagerie. » Et enfin, d’une voix retenue, chargée d’émotion : « Voilà ! » C’est un petit cirque à l’écart du chemin où la rivière a creusé une vasque naturelle. Lisa pousse un cri de ravissement. Le tuf gris en dalle déclive jusqu’à l’eau cristalline, les roches parées d’un camaïeu de jaunes et de verts, les arômes mêlés des algues caressées et de la flore embrasée, une porte s’ouvre ici sur un autre monde.
L’homme adresse à Lisa ce sourire particulier qui la chavire, lui tourne le dos, envoie valser mocassins, pantalon et caleçon, puis la chemise, il est déjà dans l’eau. « Vous ne vous baignez pas ? » dit-il au bout de quelques brasses. « Personne ne viendra, vous savez, et de toute façon, la nudité, ici… Oh ! J’espère que vous n’avez pas peur de moi. Je ne suis pas un violeur, on m’a très bien élevé. » Il rit, un rire qui la saisit au ventre et la rend si liquide qu’elle se hâte en effet de quitter ses vêtements, appréciant qu’il se soit détourné, discret, tant elle regrette d’avoir trop longtemps négligé son corps. Se laisser glisser, les yeux clos, flotter sur le dos. Le saisissement de la rivière est un délice après la promenade torride. « La sirène du Briant » chuchote la voix de l’homme contre son oreille. Elle a dérivé jusqu’à lui. Il pose une main sous sa nuque, ses lèvres effleurent ses lèvres, et il dit sur un ton d’excuse : « J’en ai eu envie tout l’après-midi. » Il s’écarte, nage jusqu’à la cascade, s’y adosse, voluptueux. Les gouttes fusent et le nimbent d’un halo qui scintille. Énigme, son visage dans l’ombre portée du contre-jour, mais le voile de l’eau ne masque rien de son désir. Est-ce l’eau, le soleil, le désir de cet homme, un carcan craque soudain, qui délivre Lisa. D’un battement de pieds, elle se propulse. Contact. Le ventre est rond et doux, la hampe lisse. Se hisser jusqu’à la bouche, dévoration, et sa main qui la caresse. « Madame, dit-il d’un ton solennel, si nous continuons, je vais perdre mon vernis de bonne éducation. » Elle l’embrasse, avide, alors il la retourne et la prend, et tout le temps que dure leur étreinte, ses doigts courent sur elle, en elle, comme de petites bêtes indépendantes, affairées, et elle tremble, gémit, crie et supplie jusqu’à l’embrasement.
Il l’a laissée. « Il vaut mieux que nous ne rentrions pas ensemble. Vous saurez retrouver le chemin ? » Lisa est étendue en croix sur la dalle déclive, à demi immergée. Quiétude. Il lui semble qu’elle était nouée depuis des années. Elle prendra soin d’elle, à l’avenir. De retour au village, elle arpente la fête avec plus d’indulgence. Ses enfants n’ont pas remarqué son absence. Assis à la terrasse d’un café, en compagnie d’amis — et peut-être d’une femme ? — son inconnu lui adresse un clin d’œil.

Photographie : Henri Lehalle


Terre d'espérance, de Jean Joubert

(extrait de "Les poèmes : 1996-2006" à paraître)

Asseyez-vous, peuples de loups, sur les frontières
et négociez la paix des roses, des ruisseaux,
l’aurore partagée.
Que les larmes, les armes
s’égarent dans la rouille et la poussière.
Que la haine crachée soit bue par le soleil.
La terre ouvre sa robe de ténèbres,
sa nudité enchante les oiseaux,
le jour se fend comme fille amoureuse.
Sous un ciel ébloui
viennent alors après tant de saccage
les épousailles de la terre et du feu,
tableau de Georgia O'Keefele temps des sources,
des naissances.
Après le sang, la traîtrise
et le cri,
ah, tant rêvé !
le règne des moissons
pour le bonheur des granges.
A nous qui hébergeons l’aube de la parole
de rassembler le grain,
les mots de l’espérance.
Un jour d’été, l’enfant plonge dans la rivière,
joue avec le soleil
sous le regard apaisé d’une mère,
le héron danse sur son nid de sable,
le renard ouvre des ailes d’ange
et le serpent, le mal aimé, forçat de la poussière,
sauvé, s’étire entre les seins du jour.

illustration : Georgia O'Keefe, Canyon with crows, 1917



Tempo Jazzy, de Jean-Jacques Marimbert

Je ne rêve pas, c’est bien Harlem. Des néons clignotent, Minton's Playhouse, halo vanille-sang rogné par le soleil levant. Depuis quand suis-je là, au bord du temps ? Un bail, à croire mon corps pétri jusqu’à la moelle par la jam et le gin qui toute la nuit ont coulé sur le zinc mythique.
Dès l’enfance, le jazz m’a initié aux syncopes du monde, aux ruades de l’âme, dans une famille d’Italiens musiciens, chassés de la botte par la faim, via Nice, jusqu’au Maroc de Lyautey où, un demi-siècle plus tard, les Américains ont débarqué avec les galettes de Softly As In A Morning Sunrise et Sentimental Journey. Sur le Pleyel de la grand-mère, le glissando du Boléro au boogie s’est fait naturellement. Du Pô au Mississippi, la mandoline s’est muée en une six-cordes caressée par Skip James. Le bel canto s’est mis à mâcher le chewing-gum existentiel sous un soleil sans vibrato, exilé dans une capsule de bière collée sous la semelle. Allez, Lightin’, tape du pied! I got something to tell you, Make the hair rise on your head, Well I got a new way of loving, Make the springs scrinch on your bed !

photo William P. Gottlieb

Cheveux dressés sur ma cervelle en marmelade, j'ose à peine touiller ma vie intérieure. Comment j’ai fait pour me retrouver sur le trottoir du Minton's, faudrait le demander au Grand Horloger, mais exit Newton, le temps c’est pipeau et contrebasse, l’espace tient dans un harmonica trituré par Sonny Boy Williamson. Mon magnéto en bandoulière est brûlant, gonflé à bloc de noires et de blanches crochetées dans une fumée d’extase, le brouhaha d’esprits électrisés par Charlie Christian. Immémorial Stompin’ At The Savoy !
Encore sonné, je flotte. À ma droite, guitare sur l’épaule, Charlie a des yeux de lapin ouverts sur le dedans. Pas frais le génie du be-bop, tout rongé, mais du feu sous la peau. Le pianiste nous rejoint, blues au bec. Nous voilà partis vers l’hôtel, à deux pas, mais le film saute.
Coup de canon, il est midi. Je suis à la terrasse d’un café, marché aux Fleurs à Nice. Phébus tape allègrement. Devant moi, un vieux black hilare. Tout me revient en rafale. Hier soir, du beau monde à la Parade du Jazz, Cimiez noir de monde, B.B. King aux Arènes pour les étoiles et puis le trou. Je rate le dernier bus, traîne en coulisse. La bibine circule. Le batteur de Slam Stewart m’emmène, veut faire la Grande Corniche, vider une bouteille face à la mer. On grimpe à Saint-Michel, féérique. Il pleure de joie, fredonne un Spiritual et, scrutant l’horizon tracé par un cargo métaphysique, déroule sa vie dans une langue pâteuse. Il a connu Duke, Parker, Monk, Miles, Coltrane… Le soleil s’impatiente et tire un trait sur la nuit. Il me raconte le Minton's, quand Charlie brodait sur Stompin’ At The Savoy, en mai 41. Non, il ne se souvient pas du pianiste.
Il met son chapeau et se lève. Allez, au lit ! Faut pas trop chahuter les planètes, sinon on perd la boule.

photographie : William P. Gottlieb, Thelonious Monk, Howard McGhee, Roy Eldridge and Teddy Hill in front of Minton's Playhouse in Harlem, ca.1947

Notes sur l'auteur : Né au Maroc au milieu du XXe siècle. Médecin quelques années à l'hôpital, dans la région toulousaine ; mission en 1980 avec MSF dans un camp de réfugiés en Somalie. PRAG de philosophie à l'Université de Toulouse-Le Mirail depuis 2001. Écrit et publie depuis 1995. Dernier livre paru : Le Corps de l’océan, coll. Carnets des Sept collines, Éd. J.-P. Huguet, 2007.



Malienne Attitude, de Marie Dardenne

Figurine Golo Sourire étincelle se savoir heureux et le dire au premier venu le vouloir heureux  le bénir s'en remettre à Dieu pour le meilleur en supportant le pire danser comme on respire expirer l'ennui donner tout ce qu'on possède en premier lieu ses rêves voir la nature en don de Dieu et la servir à sa juste mesure ne pas sombrer même les jours plombés de mauvais sorts espérer jusqu'au dernier souffle se sentir prêt à partir aimer revenir respecter ses pères adorer sa mère multiplier ses frères ses sœurs et appeler ami l'inconnu qui sourit haïr avares esprits étroits et mesquines attitudes écouter les louanges d'un sourire amusé, les attirer pourtant, les acheter souvent plaisir éphémère de s'entendre grand la fierté n'est pas là mais au plus profond de l'âme se savoir jugé bafoué infantilisé à quoi bon expliquer comment faire comprendre que la vie est ronde comme le monde que les méandres de l'esprit sont hermétiques à la logique vivre avec les siens sans savoir Figurine Moriziocombien sans oublier les anciens qui vous montrent un chemin avoir trop de vies à porter mais en vouloir encore pas de plus grand bonheur qu'une cour emplie d'enfants qu'importe qu'ils soient nus ils sont en vie Allah merci supporter l'absence, la souffrance sans jamais se répandre les autres ont assez de leur âme à panser ne rien refuser prendre plusieurs métiers plusieurs femmes plusieurs amants mentir s'il le faut ne pas démissionner tout laisser pour saluer un ami, l'amitié n'a pas de prix et le temps qu'est-ce vraiment on ne court pas sur un fil, question d'équilibre. Ici prendre la vie comme on la donne tout simplement.

illustrations : Corinne Favrit, Figurines Golo et Morizio,
visages d'argile, papier de soie collé et vernis, 2007


Fragments, d'Anissa Mohammedi

Hamid Tibouchi

D’un bout à l’autre du miroir
L’ondulation des formes
Se chevauche et se métamorphose
D’un instant à l’autre
D’un coin à l’autre
D’une émotion à l’autre
Entre la clarté du verre
Et le reflet de la figure
Il reste toujours
À l’angle du miroir 
Le trouble oblique d’une âme
Restent aussi
Dans les éclats du verre 
Des bouts de nous
Drapés dans l’ombre de nous mêmes

 

Hamid TibouchiD’un bout à l’autre de l’écriture
Il n’apparaît du poème que des syllabes
Parfois des aubades
Ou des strophes assiégées
Entre la langue et la langue
Des fragments de l’alphabet
Suspendus dans l’air du sens
Il reste toujours de l’écrivain
Des notes entre parenthèses
Lâchées au hasard des mots
Ou tissées au gré de la métaphore
Restent des récits anonymes
À se chercher des histoires
Et des histoires oisives
En quête d’une plume gratifiante
Je n’ai lu de ces pages écrites
Tu ne retiendras de celles à écrire
Qu’une infinie page vierge
De fragments d’incertitudes

illustrations : Hamid Tibouchi, éléments de la série Fragments minéraux,
technique mixte sur papier, 130 x 70 mm, 2001



Plage, d'Antoine Blanchemain

Ce sont deux enfants. Ils marchent sur le sable qui longe la mer, si calme aujourd’hui et chacun veille à marcher du même pas que l’autre, jambe contre jambe, pour éprouver plus charnellement le plaisir d’être ensemble.
C’est la morte saison et ils sont seuls. Seuls et amoureux.
Elle est plus petite que lui et tout en marchant il garde sans effort sa tête à elle au creux de son épaule. Il parle et elle l’écoute. Elle répond et il comprend tout ce qu’elle dit. Ils s’entendent.
Ce qui leur est arrivé leur paraît à la fois si beau et si naturel qu’ils prennent ça pour un dû, quelque chose à quoi ils avaient droit et qui ne leur avait été refusé jusqu’alors que pour une raison obscure mais assurément injuste, trop injuste. Quelque chose de raisonnable, tout simplement.
Ils ne garderont aucun souvenir de ce qu’ils disaient ce jour-là, mais seulement celui du bruit de la vague lointaine et mourante, de la douceur infinie de l’air, de son silence inhabité.
Ont-ils au moins quelque projet d’avenir, ou bien l’intimité de cet instant limité leur suffit-elle ? Ont-ils même besoin d’imaginer quoi que ce soit, puisque le présent est toute leur vie, ce qu’ils savent bien ? De toute leur force, ils sont attentifs à sculpter ce présent dont ils sont  le fruit autant que le modèle, à lui donner forme palpable et douceur tangible.
sculpture d'Annie Quedrue-StreliskiQuel âge ont-ils ? Quinze ans, vingt ans, Quarante, soixante ? Cela n’a pas de sens, plus de sens.
Ils ne reviendront jamais ici ensemble mais aujourd’hui, ils ne le savent pas. Ils n’ont fait que se chercher avec application, se trouver, et c’était pour venir marcher sur cette plage, pour vivre cet instant.

illustration : Annie Quedrue-Streliski, Sirène, sculpture en grès chamotté, 2007



Face à face, de Solène Japiot

Je ne sens plus rien. Ça ne bouge plus à l’intérieur. Mon corps est meurtri après cet espoir de plusieurs mois, espoir de femme habitée par l'avenir. Je voudrais pouvoir m’arracher les entrailles pour le libérer ; de moi. Je lui donne la vie et la lui reprends comme on tend une  sucette à un enfant, son parfum préféré, en la laissant hors d’atteinte. A quel petit jeu elle joue, maman, aujourd’hui ? Je le porte en moi, comme si mes mains attachées à son cadavre ne pouvaient le lâcher. Je le mets au monde, je l’y laisse ; le monde est tout ce que nous partagerons, ensemble dans le même caveau.

Egon Schiele

Ma conscience se détache et me toise dans le miroir ; je souffre : mes mains crispées, ma respiration sifflante qui révèle une gorge en feu, mon visage déchiré. Le souffle me manque. Plus rien ne peut m’atteindre, pas même moi qui hurle à en perdre la voix pour ressusciter le mort. Mon champ de vision se resserre, la conscience me revient et je me noie dans la transe qui défigure mon visage de mère, mère qui n’a jamais eu d’enfant.

illustration : Egon Schiele, Jeune mère, 1914

Notes sur l'auteur : À 15 ans, Solène Japiot est curieuse de tout. Elle souhaite rencontrer des gens aux quatre coins du globe, se battre pour "une cause qui prend aux tripes". Elle enseignera ou fera de la mise en scène, de toute façon ira au bout de ses entreprises. Pour l'instant elle poursuit des études littéraires.

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Chroniques livres

Le journal de mon père de Jirô Taniguchi (manga),
par Anne Bourrel

L’œuvre de Jirô Taniguchi, scénariste polymorphe, dessinateur unique, inclassable au sein de la bande dessinée japonaise, se définit à la fois par sa diversité et par son caractère très littéraire.

Le journal de mon père, TaniguchiChichi no koyomï (Le journal de mon père) est un récit à caractère biographique ayant pour cadre Tottori, la ville natale de l’auteur. À la mort de son père, Yoichi regagne sa province natale et retrouve un passé longtemps enfoui, dont il va peu à peu comprendre le sens. Ce récit en douze chapitres, prépublié d’avril à octobre 1994 dans le bimensuel Big Comic des éditions Shôgakukan, est paru chez Casterman en 1999 dans une traduction de Marie-Françoise Monthiers.
planche du Journal de mon pèreLe drame intérieur qui fait l’essence même de ce récit est le ressentiment qu’éprouve depuis l’enfance, un fils à l’égard de son père.

Le Journal de mon père s’apparente à Persépolis, de Marjane Stapati ou aux albums de Marc-Antoine Mathieu : une BD qui dépasse largement le divertissement et fait exploser le genre !
L’écriture comme le dessin sont d’une très grande limpidité, d’une grande simplicité, et la magie s’opère dès la première page : on entre dans cet univers noir et blanc comme dans un roman épais.

Éditions CASTERMAN, nouvelle édition collection Écritures, 2004

Librairie spécialisée dans les mangas à Montpellier : Ikoku, 8, rue Jules- Latreilhe (les libraires y sont souriants, disponibles, passionnés et de bon conseil. Un régal !)




Le Pilon de Paul Delsamand, par Janine Gdalia

Que deviennent nos livres une fois publiés ?
étagèreNous aimerions tous les voir bien en place, dans les librairies, à la table des nouveautés. Hélas, ce n’est pas souvent le cas et avec Le Pilon, on va le vérifier.
Imaginez un livre qui se penche sur son passé, reprend le cours de sa vie, de sa sortie des presses à son dernier voyage, en Afrique. À peine imprimé, ne sentant même plus l’encre, le livre va quitter l’entrepôt dans une caisse pour une première destination chez un libraire. Hélas, il ne verra pas la lumière et restera enfermé trois mois durant dans le carton. Retourné à un distributeur et échappant miraculeusement au pilon, « sauvé par un bandit », il  va vivre des aventures exceptionnelles et drôlissimes.
Durant vingt ans il partagera la vie de quelques lecteurs, se laissera séduire par une lectrice, entamera des conversations inattendues avec Machiavel ou Tolstoï avant d’être englouti dans un fleuve d’Afrique. Ça vous intrigue ? Je comprends. Laissez-vous prendre dans ce flot d’aventures picaresques qui soulève ici et là d’importantes questions autour du livre d'auteur dans un univers qui rappelle Queneau. Vous passerez un bon moment : il faut quand même avoir le sens de la dérision.

Éditions Quidam, 2006 - préface de Patrick Cauvin



Pour planter des arbres au jardin des autres
de Gilbert Léautier, par André Gardies

Agaçant, agaçant de prime abord, avec ses formules convenues pour faire paysan, comme cet article devant tous les prénoms : « la Louise, l’André, le Boromé » ou certains usages singuliers comme « l’entier », « faire notre suffisance », « se crier le bonjour » ou encore diverses images relativement attendues ; mais quelque chose résiste, insiste, finit par vous obliger à écouter à nouveau le texte et à lui découvrir l’une de ses qualités majeures : l’inventivité verbale, celle qui en un mot dit ce qui ailleurs aurait demandé deux trois phrases. Ainsi : Il promenait deux chiens. / J’en vagabondais trois. Que de liberté derrière cet usage transitif du verbe vagabonder ! Pour preuve encore ces jeux de construction sur des oppositions : Il allait par le haut. / Je venais par le bas. / Je montais le tournant. / Il descendait la vallée.
Ainsi, de page en page se déploient ces "portraits cévenols" dont l’impression de vérité est indéniable.

Mais s’il ne s’agissait que d’un effet ? "Portraits" nous annonce-t-on, plus juste peut-être serait "croquis". Du portrait n’attend-on pas une vérité lentement approchée, touche après touche ? Or, avec nos personnages on va droit au trait le plus remarquable, voire spectaculaire, quitte à accentuer les contrastes. Porter au premier plan ce qui caractérise, isole, résume cet art du croquis, Léautier le possède au plus haut point.
Passage de relaisUn doute encore : cévenols seraient ces portraits, mais ardennais ou vosgiens n’auraient-ils pas même droit d’élection ? Ce fond paysan où l’on ne parle jamais pour ne rien dire, où l’on prend le temps de tourner sa langue sept fois,  le temps d’observer l’étranger, le temps de laisser les actes s’accomplir plutôt que de se fier aux paroles, tout cela est-il bien caractéristique du cévenol ? Bien des terroirs ne pourraient-ils pas revendiquer les mêmes caractéristiques ?
En fait, et c’est là la réussite de l'ouvrage, par son art de jouer avec et sur les mots, par les créations verbales qui émaillent chaque ligne ou presque, un monde imaginaire nous est proposé là où nous croyons être devant la vérité d’une réalité. Le plaisir de se laisser leurrer, n’est-ce pas aussi ce que l’on demande souvent à la littérature ?

Portraits cévenols, tome 1, éditions Alcide, 2007
photographie : Passage de relais, André Gardies

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Les oubliés

Les Greguerias de Ramon Gomez de la Serna,
par Raymond Alcovère

Photographie : Gildas PasquetLa forme brève invite paradoxalement à la lenteur. On y revient, on la savoure. Le texte court, par le peu de place qu’il occupe, n’envahit pas les pages ni l’emploi du temps. L’aphorisme, le trait, la maxime, légers, primesautiers en apparence, mais parfois incisifs comme un coup de poignard peuvent nous laisser sans défense en quelque sorte. Le court n’a pas bonne presse en Occident — rien de tel au Japon avec l’art du haïku — pourtant que serait-on sans La Rochefoucauld, Vauvenargues, Joubert ou Chamfort ? Pas ou très peu de moralisme chez Ramon Gomez de la Serna. Les “ greguerias ”, écrites entre 1910 et 1962, sont plutôt du côté du clin d’œil, de la poésie, du merveilleux, elles ouvrent le regard, le transforment parfois…

— Lorsqu’une femme se repoudre après un entretien, on dirait qu’elle efface tout ce qui a été dit

— L’histoire est un prétexte pour continuer à tromper l’humanité

— Ne disons pas de mal du vent, il n’est jamais très loin

— Le crépuscule est l’apéritif de la nuit

— La lune baigne les sous-bois d’une lumière de cabaret

— Lorsqu’une femme marche pieds nus sur les dalles le bruit de ses pas provoque une fièvre sensuelle et cruelle

—“ Tuer le temps ” est une rodomontade de bravache

— Les aboiements des chiens sont de véritables morsures

— Le poisson est toujours de profil

— Le q est un p qui revient de la promenade

— Le pire avec les médecins c’est qu’ils vous regardent comme si vous étiez quelqu’un d’autre

— Les larmes désinfectent la douleur


Éditions Cent pages, Grenoble, 1992 - présentation de Valéry Larbaud
Photographie : Gildas Pasquet


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Événements

« Du tiers exclu au tiers inclus »
Colloque du 23 juin 2007, Palais des Rois de Majorque, Perpignan, par Michèle Bayar

Miró

Attirée par le titre prometteur, j’ai sacrifié un bain de mer pour en savoir plus.
L’introduction en catalan fut une douche froide : mon français, minoritaire en ce lieu, ne me permettait pas d’accéder aux débats. Je ruminais ma frustration quand le Président du Conseil Général est passé tout à trac du catalan au français. Merveille : ce que j’entendais faisait sens à nouveau, j’ai repris vie.
"… développer le plurilinguisme…" disait-il. Oui, oui ! Surtout en français ! Mais après avoir évoqué la Catalogne comme modèle de mixité culturelle, il est revenu au catalan sans prévenir. Sentiment d’abandon.
Le Directeur de l’identité linguistique de la région Frioul, s’exprimant en frioul, m’a carrément plongée en milieu hostile. Heureusement que son jeune confrère m’a sauvée de la noyade en traduisant l’essentiel de ses propos.
Le discours du Directeur des Etudes de Sciences Humaines à l’Université Ouverte de Catalogne, Isidor Mari, passionnant grâce au conducteur en français sur écran, abordait l’idée que l’intégration doit amener à une transformation graduelle des immigrants "et" des communautés accueillantes. Chaleureusement invitée à poser une question dans la langue de mon choix, j’ai pu m’exprimer. Miracle : monsieur Mari m’a offert son commentaire en français. Je me devais de ne pas être en reste et j’ai suivi les interventions associatives en catalan. De lecture en intuition, j’ai compris à peu près 40 % de ce que font le Consorci per a la normalitzacio linguistica et la Voluntariat per la llengua, et j’ai découvert le programme Quidem ? d’Omnium (mes excuses pour l’orthographe, je n’ai pas trouvé les accents toniques sur mon ordinateur japonais !). Mieux, j’y ai pris du plaisir et j'ai quitté le colloque avec l'envie de me mettre au catalan… pour commencer.
Merci à cette "communauté accueillante" de m’avoir fait vivre ces turbulences et fait passer, de fait, du tiers exclu au tiers inclus !

illustration : Joan Miró, Painting, 1933



Printemps des Comédiens
Montpellier, 25 juin 2007, soirée lecture,
Lecture encore…, par Françoise Renaud

Lascaut : homme blessé"Le théâtre n'intéresse plus personne", dit le comédien dépité face à la salle désertée. Tant de divertissements, de vacarme à droite à gauche. Les sens se dispersent, le temps manque.
Pourtant en cet espace Pinède un soir de juin, glacial — vent de terre refroidissant terre et mer —, le public était là, blotti sur les gradins et enveloppé de couvertures. Et quand bien même chaque rafale heurtait les visages, je vous assure qu'il écoutait ceux qui lisaient, parfois jouaient ces mots écrits sur de simples feuillets qui leurs glissaient des doigts.

Dix fragments : dialogues ou simples voix.
Eux, les écrivains : assis à gauche de la scène attendant le moment de monter sur l'estrade. Les comédiens : sur la droite, prenant place au tour fixé par le programme. Tous gelés.

J'étais en retard. Très vite l'impression d'être happée par un univers véritable, plus vaste à chaque lecture. Un genre de description du monde où les mères ont perdu leur fils à la guerre, où les tyrans assassinent des adolescentes soit disant impudiques, où les enfermées qu'on dit folles tricotent pour meubler le temps, où les enfants creusent des trous pour se cacher dans le sable. Ah ce monde aux vérités diverses dont la beauté nous frappe alors même qu'elle est en train d'être détruite.
Résonne encore à mon oreille la voix de Victor Haïm lisant Iran, irae d'Anne Bourrel : "Je suis l'homme sur la photo". Hérisse encore ma peau Le chant de la disparition de l'homme de Jean Reinert. Rien qu'une âme je suis, errant dans la ville. Je ne peux rien sauver, seulement me souvenir de ces peintures au secret des grottes, restituant la vibration à vivre des hommes il y a quelque dix-sept mille ans. Là avait démarré le chant.

Lascaut

illustrations : grotte de Lascaux -1: homme blessé (Puits) – 2 : animaux (diverticule axial)




La femme coquelicot
Avignon, juillet 2007, Théâtre du Funambule,
par Dominique Gauthiez-Rieucau

Textes : Noëlle Châtelet - Interprète : Thérèse Roussel - Costumes : Sonia Rykiel

Nous l’attendions figés, de peur que ce ne soit pas elle, mais une autre à sa place, quelconque, personne.
Une imbécile qui n’aurait pas su lire, pas su dire.
Un si beau texte.
Qui n’aurait pas été à la hauteur quoi.
C’est vrai que l’on tient sur un fil comme lui qui oscille là-haut auprès des oiseaux.
toile de LaureAu début elle portait un fourreau, noir mais éclairé par ses cheveux dorés, sa voix déjà libérait nos muscles crispés, paroles nourriture, élégance des sentiments, démêlait les maux de la vie, respiration, oui tout ce qu’elle effleurait d’une main de vent meublait l’espace vide, balayait nos craintes, libérait un rêve enfoui, elle avait fait sa connaissance dans l’odeur d’un café qu’il l’avait invitée à humer, simplement, délicatesse d’un signe, rien qu’un signe voilà, dans un lieu public, une invite au-delà.
Puis il y avait eu, entre eux deux, tous ces moments uniques, toutes ces attentions… enfin cet opéra, sa main à lui, toutes de nervures bleues comme une patte oiseleuse, s’était posée sur la sienne à elle, la peau avec l’âge, devient si douce, douce, elle en avait oublié les enfants, et les petits enfants, ils pouvaient bien se passer d’elle après tout, un tout petit moment, elle avait fini par lui ouvrir sa chambre tendresse, jeté lie de vin sa couleur préférée et ils avaient étendu leur passé.
Pourquoi ne s’étaient-ils pas connus plus tôt oui pourquoi ?
Lui, avait pris le temps de la peindre, à peine un tremblement de trop d’émotions — c’est vrai j’oubliais de vous dire : c’était son métier —, allongée dans sa robe rouge, celle à l’épaule nue, à l’épaule fleur, il l’avait trouvée si vivante qu’il lui avait dit de fermer ses yeux bleu coquillage et qu’il les avait bordés de nacre.
Bref, c’était bien elle La femme coquelicot, l’âme belle comme un fruit mûr, elle nous a même montré ses seins raisin, lourds après la pluie de toute une vie et la brûlure des soleils.
Nous sommes sortis revigorés, les unes et les uns, l’amour n’a donc pas d’âge, merci. C’est ainsi Noël-le au cœur de l’été.
Métaphorique.

illustration : acrylique sur toile de LAURE (collection privée)

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Entretien

Avec Jean-Claude Carrière pour les Fantômes
de Goya
, par Edith Noublanche

Jean-Claude Carrière

Merci de nous ménager cette parenthèse au milieu de vos vacances…
Oh vous savez, ce village est le seul endroit où l’on s’étonne de mon absence. J’y suis né et j’aime me fondre parmi les gens d'ici. Évoquer mon travail dans ce décor chargé de souvenirs est rare mais n’a rien de contraignant.

Votre dernier roman "Les fantômes de Goya" est cosigné par votre complice et ami, Miloš Forman.
J’ai écrit seul le roman avant de l’adapter pour le cinéma, toutefois ce travail résulte de réflexions communes. Tous deux en avons mûri l’idée et les recherches ont été conduites ensemble.

Pourquoi Goya ?
Avec Goethe et Chateaubriand, Goya est par sa longévité l’un des trois témoins majeurs d’une période qui a vu le monde se transformer radicalement. Mon amitié pour Buñuel et ma maîtrise de la langue espagnole m’ont porté instinctivement vers ce peintre.  

Comme pour "Valmont" en 1989, vous avez choisi de vous concentrer sur une figure qui illustre son temps.
Ce roman n’est surtout pas une biographie de Goya. Miloš et moi sommes sensiblement du même âge et nous avons connu bien des "ismes" : communisme, nazisme… jusqu’à islamisme et terrorisme actuels.
Au fil du temps les noms changent mais les méthodes se ressemblent. L’idée était de mettre en lumière la constante des extrémismes.

Qui l’incarne ?
Lorenzo est le protagoniste central. Inquisiteur au secours d'une foi chrétienne qu’il pense en péril, il découvre les idées propagées par la Révolution française. Il s’efforce alors de rendre le monde meilleur jusqu’à devenir extrémiste de la liberté. Son ami Goya est témoin des événements.

Et les fantômes ?
Goya rendait compte de son temps. Peintre de cour, il montrait ce qu’il voyait sans flagornerie. Vers la fin de sa vie, les fantômes ont envahi ses tableaux, sorte d'émanations de son passé.   

Quelle est la part historique du roman ?
J'ai travaillé d’après documents et consulté des historiens de l’art. Ce qui dans le roman peut paraître exagéré est emprunté à l’Histoire : torture d’un inquisiteur, conseils pour repérer les hérétiques. De mon propre chef, je n’aurais osé aller aussi loin dans la fiction.

Certains passages résonnent comme des discours politiques contemporains...
Comment convaincre que l’autre incarne le mal ? Comment se donner bonne conscience alors qu'on recourt à des méthodes aussi extrêmes que la guerre et la torture ? N’avons-nous rien appris de l’Histoire ? La démonstration est probante : la terminologie, la bonne conscience et les méthodes ne varient pas.

Entretien réalisé en public le 14 août 2007 dans les gorges de Colombières-sur-Orb (Hérault)


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Arts plastiques

Prises à la gorge, photographies de Gildas Pasquet

« L’eau dessine le langage du temps.
La pierre s’érode et adoucit les arrêtes.
Mais rien n’arrête le temps.
Et l’eau ne sera plus là.

Prises à la gorge 1Prises à la gorge

Ce travail en quelques instants aux gorges de la Vis tente de démontrer la plastique de l’érosion.
Le lit de l’eau, les fissures et les diaclases impriment sur la pierre une œuvre unique et variée dont le mystère reste l’auteur. »

Prises à la gorge 3Prises à la gorge 4

 



Danièle Delaure - encres

« Après avoir dégoté une page déserte, je jette l’encre qui aussitôt sème des crêtes, des alvéoles des feuilles des granits, gonfle les interstices et s’échappe en vrilles paresseuses : il suffit de pencher sa barque d’un côté et la marée noire progresse sans scrupule, imprévisible et tenace. »

la baie de Mirissa, dessin de Bernard Mauric

TronquéeOiseauPattatraces

De haut en bas et de gauche à droite :
Tronquée
- Opulence - Oiseau - Pattatraces 



Posui, de Stéphane Bernard

(sculpture, 120 x 60 x 15 cm, châtaignier)

Posui, plan largeDécouverte/surprise

Tout près de Montpellier, il y a…
il y a …
quelqu’un qui dessine avec une tronçonneuse sur le bois

qui creuse des rythmes
dans de hautes stèles
qu’il baptise
de mystérieux noms latins

Parfois, il montre
une licorne prenant son bain
dont on n’aperçoit que la corne
"Chuuuuutttt… on ne dérange pas
une licorne dans son bain"…

Il enchante les jardins
Stéphane Bernard
ainsi s’appelle ce magicien sculpteur
que certains nomment aussi
"roi du châtaignier"

En cette époque d’humanoïdes
formatés-stérilisés
il fait voyager l’esprit
au cœur de la matière

N’est-ce pas une richesse
d’une grande rareté…

Anne-Marie Jeanjean, 2007

Posui

Stéphane BERNARD expose jusqu’au 30 octobre 2007 au Musée Cévenol, rue des Calquières, Le Vigan, 04 67 81 06 86.

Photographies : Stéphane Bernard

 

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Ours

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