roman
Les Petites Moustaches Éditions, 2021
Anna ouvre un œil brusquement. L’aube à peine naissante jette une lumière violacée dans son étroite cabine. Elle entend une porte claquer, un cri étouffé. Elle se redresse dans son lit, encore un peu désorientée. Cette agitation singulière sur le Falaba, à cette heure- ci du jour, n’est pas normale. Elle se frotte les yeux vigoureusement et tend l’oreille. Des voix chahutées émergent juste au-dessous d’elle et maintenant Anna entend clairement des gens courir sur le pont inférieur.
L’angoisse lui saisit la gorge. Sans prendre le temps de s’habiller, elle s’engage, hésitante, sur la passerelle du deuxième pont dans sa chemise de nuit blanche. Quand elle atteint la plateforme du bas, elle tourne la tête vers les échanges bruyants qui viennent de la poupe. Anna ne voit pas arriver Bennett, qui court dans sa direction, et le percute de plein fouet. Déséquilibré, le botaniste perd son chapeau, qu’il ramasse d’un mouvement vif, tout en barrant la route à Anna.
– Je n’irais pas par là si j’étais vous, ce n’est pas une bonne idée, précise-t-il en essayant de la faire reculer.
Le vapeur est toujours amarré et la jeune fille entend le capitaine aboyer des ordres en kikongo. Ce n’est pas bon signe.
– Enfin, M. Bennett, que se passe-t-il, vous ne pouvez pas me laisser dans l’ignorance ?
Anna tente de forcer le passage en appuyant son épaule contre le buste du botaniste. À l’arrière, Okou, l’un des mécaniciens, sort telle une flèche de la salle des machines et les bouscule sur le pont, en les faisant avancer de quelques mètres. Anna peut apercevoir à ce moment-là un attroupement devant la porte ouverte de l’une des cabines du bateau.
Okou pousse les curieux de ses larges mains, pour pouvoir entrer dans la cabine. Sur le pas de la porte, son pied glisse subitement sur le sol. Le Téké se rattrape au chambranle et baisse les yeux. Anna suit son regard et bâillonne un cri avec sa main. Les pieds du mécanicien baignent dans une large flaque rouge et visqueuse. Du sang !
– Mon Dieu, Bennett, quelqu’un est blessé ! frémit- elle, en s’accrochant aux bras du scientifique.
– Bien, à première vue, l’affaire semble entendue… répond-il en haussant les sourcils et en lui remettant son châle sur les épaules.
Depuis la proue du bateau, le capitaine Delanjeu se met à beugler :
– Tout le monde me rejoint sur le pont supérieur ! Comme un seul homme, la dizaine de voyageurs s’ébranle un peu confusément et se rassemble en bas de la passerelle pour rejoindre le deuxième pont. Anna observe les visages graves autour d’elle. Elle tient toujours fermement le bras du botaniste anglais. Le groupe monte en silence.
Delanjeu se racle la gorge bruyamment, puis déclare :
– Hum, voilà. Le docteur Wilson a disparu cette nuit, dit-il en se passant un mouchoir gris de suif sur le front.
Tout le monde se regarde, effrayé, tentant de se rappeler le visage de ce pauvre Wilson. Anna se souvient de l’avoir vu dîner avec Bennett un soir, il lui semblait même qu’ils avaient une discussion houleuse. Un homme au crâne lisse, de petite taille, moustache fournie, qui donnait l’impression d’être anxieux en permanence. Comme beaucoup de Blancs sur ce bateau. Les deux mains sur les hanches, le capitaine poursuit :
– Il n’y a plus trace de lui dans sa cabine. Enfin, heu, on a trouvé des traces de lui dans sa cabine… disons, éparses.
Par réflexe, Anna presse son visage sur l’épaule de Bennett, qui lance un regard courroucé au capitaine. Celui-ci s’éponge de nouveau, tire sur les pans de sa veste à la propreté douteuse et continue :
– Oui, bref, après avoir réfléchi à tout ça et observé les évidences, la seule explication plausible, c’est celle de l’attaque d’une panthère.
Un frisson parcourt l’assemblée. Les langues se délient. Un murmure gronde et prend de l’ampleur dans l’air déjà lourd de l’Ogooué.
Le capitaine stoppe cet élan en reprenant la parole :
– Elle l’a visiblement cueilli dans son sommeil, en passant par le hublot. Elle a commencé sa besogne ici et puis, eh bien, elle a dû traîner son corps dehors et le cacher… pour plus tard.
Ces détails donnent la nausée à Anna, qui se demande si elle pourra en supporter davantage. Le sang, les images de cette attaque nocturne, ce pauvre hère pourrissant dans la jungle. Avant de débarquer en Afrique, elle s’était préparée, évidemment, à affronter beaucoup de situations inédites. Elle avait lu nombre d’histoires de lions mangeurs d’hommes et de cannibales aussi. Mais ses connaissances, elle les tenait surtout d’Édouard qui lui faisait toujours des récits fantastiques de ce qu’il avait vu, balayant les dangers d’un sourire enthousiaste. Sur ce bateau au milieu de la jungle, elle se sent pour la première fois en danger. Seule, face à une nature hostile. Comment avait-elle pu être aussi insouciante ?
Devant elle, Delanjeu poursuit ses explications d’un ton assez naturel, habitué aux situations inhabituelles. « Trente ans de jungle, ça vous forge un homme ! »
Ainsi la mort d’un docteur breton, aussi sauvage soit-elle, n’allait pas l’émouvoir plus que ça. Anna scrute tous ses compagnons d’infortune. Des hommes blancs et noirs. Elle est la seule femme. Tout le monde écoute religieusement le capitaine, les traits tirés, inquiets.
Tous, sauf Mbasa, sculpture impassible, qui a les yeux rivés sur eux. Anna et Bennett. Une fois de plus, Anna n’arrive à se départir du sentiment de malaise qui la tient lorsqu’elle croise les yeux du Krou. Ils semblent vouloir percer son âme. »