Et moi, on m'oublie, d'Henri Lehalle

 Francisco José de Goya y_Lucientes - The sleep of reason produces monsters

Et moi, on m’oublie ?
Dieu, Dieu, Dieu, Dieu. Il n’y en a que pour Lui.
Allons, soyez méchants, pensez un peu à moi, nom de Lui !
Voyez le mal que je me donne pour conduire l’humanité à sa perte, maintenant et pour les siècles des siècles. Bref, le plus vite possible.

Oh, ici, je ne suis pas tout seul. Je ne me plains pas, Il est obligé de m’envoyer du monde : financiers, exploiteurs, imprécateurs de toute confession, professeurs vendus au grand capital, marchands de canons ou de kalach… Cela fait beaucoup.
Mais l’ambiance est morose ils passent leur temps à se chamailler pour savoir qui sera le plus loin du feu.
Alors, pour me distraire, cela fait des années que j’attendais ceux de Charlie.
Iconoclastes, pornographes, blasphémateurs, érotomanes (et woman), j’étais certain de les récupérer, tous ces sapajous et moules à gaufres que j’aurais cuisinés pour l’éternité.
D’ailleurs, ils voulaient venir avec moi, se disant qu’on est mieux en bas, au coin du feu, plutôt que dans les nuées qu’ils pensaient solennelles et glacées.
Et voilà, un petit moment d’inattention de ma part et toc, j’envoie mes tristes exécuteurs en faire des martyrs de la liberté.
Alors, Lui, évidemment, Il se les récupère. Il est trop bon. Parfois même il se garde les poseurs de bombes pensant qu’ils ont eu une enfance difficile, pas de chance dans la vie ou qu’ils ont été manipulés par d’autres… A quoi ça sert que je me décarcasse ? Mais rassurez-vous, leurs commanditaires sont toujours avec moi.

Entre nous, des humoristes, j’en ai raté beaucoup : Reiser, Coluche, Cavanna, Gébé… même le Professeur Choron, et bien d’autres. Maintenant ils sont là-haut pour la fête éternelle !
« T’avais qu’à pas te prendre pour moi » qu’il me dit, Lui.
Mais le pire c’est la suite. Désormais vous êtes tous des Charlies. Vous marchez tous ensemble, parlant de solidarité, de respect des autres, d’amour… Tout le monde se marie avec tout le monde… Quelle horreur ! Où va-t-on ?
Par tous les moi-même, je suis foutu.

Illustration : Dessin préparatoire pour « El sueño de la razón produce monstruos » (Le sommeil de la raison produit des monstres). « Sueno 1º » (23 x 155 mm). Francisco de Goya, 1797

J'ai reçu une lettre, de René Escudié

dessin de Christian Cabanes

J’ai reçu une lettre.
De Dieu.
C’est sympa. D’autant plus que je ne crois pas en lui.
Mais lui a l’air de croire en moi. C’est sympa.

Cher René,
— vous voyez qu’il me connaît bien et qu’il est vachement sympa —
comme je sais que tu vas parler devant les cournonsécoises et les cournonsécois et que Cournonsec est le centre du monde, je sais ainsi que mon message sera entendu dans le monde entier et même au-delà, ce qui n’est pas la porte à côté.
Voilà donc ce que par ta voix je veux que tu clames urbi et orbi  :

J’en ai assez, écrit Dieu, I am fed up, Ich bin satt, wǒ shòu gòu le, basta cusì, sono stufo, het moe zijn, mella fada, estoy cansado, unzari da,   ¡ Estoy hasta la coronilla ! J’en ai plein mon casque  ! Qué ney artéro  ! N’ai un sadole  ! Ras le bol, la casquette, lou capel et tutti quanti  !

J’en ai marre de tous ces gens qui parlent à ma place, de tous ces gens qui veulent nous protéger, mes prophètes et moi, comme si je n’étais pas assez grand pour le faire moi-même  ! J’en ai ras l’auréole de ces gens qui brûlent les cinémas ou les théâtres ou les livres parce qu’ils pensent que je suis trop faible pour le faire moi-même  ! J’ai ras le triangle du dessus de ma tête de tous ces gens qui tuent d’autres gens en braillant  : « Dieu est tout puissant » et « On a vengé le Prophète » et qui ne se rendent pas compte qu’en disant cela ils donnent de Dieu l’image toute riquiqui d’une simple idole de pacotille qui a besoin de neuneus exaltés pour le défendre contre ces terrifiants dessinateurs au crayon entre les dents et au rire satanique  ? Si je suis tout puissant, ai-je vraiment besoin de ces imbéciles meurtriers qui montrent par leur action même mon inexistence  ? Et si je suis tout puissant, ils ne se sont jamais posé la question de savoir pourquoi  je n’ai jamais envoyé mes foudres célestes sur tous ceux qui m’ont brocardé  ? Pourquoi je n’ai pas foudroyé Socrate, Galilée, Molière, Voltaire, Diderot, Da Ponte, Mozart, Shalman Rushdie, Reiser, Cabu, Wolinsky, Charb, Tignous et tous les autres  ? Je vais te le dire à toi et à Cournonsec, c’est parce que leurs textes et leurs dessins m’ont fait penser et réfléchir et surtout me marrer, rigoler, me poiler, rire enfin  ! Et qu’au paradis, moi, Dieu, Jéhovah, Allah ou n’importe quel nom dont on m’affuble, je préfère la compagnie d’Aristophane, de Rabelais, de Swift, de Pierre Dac et de Francis Blanche, de Coluche ou de Desproges à celle des Torquemada, des Khomeiny, du Vieux de la montagne et de ses assassins, de Nathan Bedford Forrest et de son Ku Klux Klan, de tous les inquisiteurs stériles, coincés et impuissants que -c’est entre nous, René- j’ai envoyé rôtir en enfer. Là où je vais me faire un plaisir d’envoyer les petits cons tragiques et mécréants qui vous rassemblent.

Le rire est le propre de l’homme mais c’est aussi un plaisir de dieu.

Illustration : Dessin de Christian Cabanes.

Train d’enfer, de Janine Teisson

Un texte pour saluer les martyrs de la laïcité.

– Hum ! hum…
– Y’a quelqu’un ?
– Oui, moi.
– Qui, toi ?
– …
– Tu ne réponds pas ?…
– Vous êtes Dieu, vous…
– Oui, je sais, je dois savoir qui tu es, mais ça ne te dispense pas de te présenter.
– Je suis ou j’étais, je ne sais pas ce que je dois dire… Abdelkrim… Marocain, musulman.  J’avais vingt-huit ans, marié, une petite fille.
– Ta voix s’étrangle. Tu regrettes d’être ici ?
– Oui.
– Comment es-tu arrivé ?
– J’étais dans le train, je somnolais, la petite a mal dormi. Les dents… Ma femme m’a préparé mon casse croûte pendant que je buvais mon café, elle l’a mis dans mon sac. Elle m’a embrassé la joue légèrement, comme chaque matin et elle a eu cette façon que j’aime bien de faire quelques pas en arrière et de me regarder partir. La petite dormait. Et puis le train.  Avec les vibrations j’entendais le bruit de l’eau remuée dans la bouteille. Elle l’a oubliée une fois, la bouteille, le premier jour, et depuis, plus jamais. Je souriais sans sourire. C’était à l’intérieur. A côté de moi il y avait une jeune fille en chemise rouge qui me lançait un coup d’œil de temps en temps et…
– Tu étais très croyant ?
– Non. Pas très. Au chantier je travaille avec des Chrétiens surtout, alors la prière, je la fais pas. Mais le Ramadan, oui. Ça, j’ai jamais manqué.
– Tu as douté de moi parfois ?
– Enfin, douté, je ne sais pas, mais…
– Tu m’as détesté ?
– On peut dire ça. Quand on était sur la barque dans la nuit et que le vent s’est levé, je me suis dit ça y est, je vais mourir. Je suis de la montagne, je ne sais pas nager. L’avant du bateau se soulevait, chaque fois on croyait qu’on allait se renverser.  J’ai pensé « Allah, tu es injuste, je ne suis pas pire qu’un autre, pourquoi m’éliminer, moi ? Qu’est-ce que ça te rapporte ? » C’était idiot puisque me voilà, deux ans après. J’ai appris quelque chose sur cette barque.
– Quoi ?
– Que la peur est inutile. Quand j’ai été bien persuadé, au milieu de cette mer de ténèbres  que nous n’atteindrions pas les côtes espagnoles, je me suis dit : « pourquoi m’encombrer de la peur ? » Et la peur est partie, comme les sacs qu’ils nous ont demandé de jeter à la mer pour alléger la barque pleine d’eau.
– C’est intéressant, ça. Tu m’as loué parfois ? Lire la suite…

Je suis Charlie

charlie-hebdo

Tout à la fois sidérés, anéantis et révoltés par l’attentat commis à la rédaction de Charlie Hebdo, nous ne resterons pas muets.
D’abord parce que les mots, c’est notre métier, notre art  — et le dessin aussi, pour certains d’entre nous. Ensuite parce que la liberté, c’est notre credo – dans une association qui regroupe tant de personnalités et de tempéraments différents.
Nous invitons tous ceux qui le souhaitent à se mobiliser en s’exprimant sur ce blog, avant que nous réfléchissions à d’autres manifestations possibles. Partageons dès maintenant notre indignation.

Pour la liberté de dire — malgré toutde Jeanne Bastide

C’est écrit.
Sur le visage – sur tout le corps.
On se surprend à vouloir suivre du doigt rides et cicatrices
Clignement d’yeux
Et même le geste du bras.
Tout son corps clame, crie.
Il le dira malgré tout – même la bouche cousue.
Rester debout et hurler de toute sa peau
S’il se tait, il sombrera. Il le sait.
C’est à ce prix.

 Moi, l’analphabète du visage, j’ai su lire
Les plis de ton épiderme
Les tâches et les éraflures.
Maintenant ça fourmille au bout de mes doigts
Et ma langue est meurtrie.

Hommage à Michel Gueorguieff

Michel Gueorguieff, portrait de Studiodelemotte

Michel Gueorguieff était l’un des acteurs les plus présents de la vie littéraire dans la région. Il n’était pas seulement directeur du Festival International du Roman Noir (FIRN). Infatigable passeur littéraire, il ne cessait d’animer des cafés littéraires. Son maître mot était le partage. Il savait nous passionner pour tous ces écrivains magnifiques dont il avait découvert les livres, des plus modestes aux plus illustres. Et poursuivre longtemps les discussions, au décours d’une rencontre ou d’un festival.

Il défendait aussi la cause des auteurs. Il avait participé à l’élaboration de la Charte des manifestations littéraires en Languedoc-Roussillon. Et il n’en avait pas seulement été l’un des tout premiers signataires, il avait décidé de rémunérer les auteurs qui interviendraient en débat pendant son festival. Une attitude si peu fréquente en Languedoc-Roussillon que beaucoup d’auteurs ouvraient de grands yeux en apprenant la chose. Je me souviens de sa joie quand il m’avait annoncé qu’il avait pris cette décision et qu’il allait la mettre en actes. Pure jubilation. Il savait à quel point les écrivains qui tentent de vivre de leur plume dansent sur la corde raide.

Enfin, ne l’oublions pas, Michel, c’était aussi l’homme du courage politique, celui qui avait osé accueillir et soutenir un auteur de noir particulièrement pestiféré, Cesare Battisti. C’est à Frontignan qu’on a pu voir Battisti en visioconférence, avec le parrainage, toujours indéfectible également, de Fred Vargas.