paru au Courrier des Lecteurs, Télérama, n° du 9 au 22 août 2014
Les livres aussi s'évadent en été
Installation « Biographia » (sculptures avec des livres), d’Alice Martin / Bibliothèque Simone de Beauvoir, Rouen 2014
AUTEURS : LA FORMATION EN QUESTION
Journée de formation organisée par LR2L à Perpignan le 16 juin 2014. Intervention de Marie-Laure de Noray-Dardenne
Les métiers du livre et la formation
La formation et les auteurs… C’est un peu le bât qui blesse.
Je vais jouer à contre-emploi, comme on le dirait d’un acteur, en structurant mon petit topo comme un économiste ou un marketingueur le ferait : autour de l’Offre et de la Demande. La demande avant l’Offre.
La demande, donc :
On va parler de besoin plutôt que de demande ; ce sera moins frustrant… parce que les demandes des auteurs ne sont écoutées que quand ceux-ci peuvent montrer patte blanche (on le verra plus loin).
Quels sont nos besoins ?
Vastes, bien sûr. Par définition, l’auteur n’est formaté ni par des études spécifiques, ni par des caractéristiques intrinsèques communes. C’est un « secteur » où les profils et les parcours sont étonnamment divers et cela contribue à la richesse de la littérature.
Ce qui nous lie ? La passion, la pulsion, le goût d’écrire et la volonté de partager ce que l’on produit avec notre imagination, notre savoir-faire et nos petites mains.
Partant de là, les besoins en formation pour coller à la société telle qu’elle est aujourd’hui sont très vastes.
Quelques exemples :
L’auteur, « à la base » informaticien, ne sait pas forcément assez bien lire en public ou même s’exprimer en public à moins qu’il en ait le don.
Le prof de français, en activité ou retraité, ne sait pas forcément utiliser les outils du web pour écrire un blog. Comme on l’a vu ce matin avec Serge Bonnery, ce sont des productions « à côté » du livre, ou peut-être côte à côte, qui comptent aujourd’hui.
La socio-anthropologue, l’ancien maçon, ou l’infirmier ne comprend pas spontanément les droits et les démarches administratives intéressantes à mener pour lui.
Les exemples peuvent s’enfiler en un très long collier. Un collier qui pique.
On a fini la matinée par une belle séance sur la Charte des manifestations littéraires. On n’y a pas parlé des auteurs d’ailleurs. Bon. Et bien, pour participer à un événement littéraire un peu évolué – pas un salon de base avec brochettes d’auteurs en séries sur tables en série, souvent en rectangle comme ça on se tourne le dos –, donc à une manifestation « enrichie », l’auteur est amené à lire un extrait de son œuvre, ou bien à parler de ses lieux d’écriture, de son environnement (très à la mode, ça !).
Lire en public ? Ce n’est pas inné. D’ailleurs, aux lectures que Autour des Auteurs et LR2L ont organisées pendant la Comédie du livre, deux des auteurs ont demandé à ce qu’une tierce personne lise leurs extraits. Ils ne le pouvaient pas. Question de pudeur, mais aussi de formation. Lire la suite…
Du progrès pour les auteurs : l'interface SmartFr
par Joëlle Wintrebert
On vous en avait parlé, c’est désormais effectif et un sacré progrès pour tous les auteurs du Languedoc-Roussillon qui, faute de statut ou de numéro de Siret peinent souvent à concrétiser leurs projets avec une bibliothèque ou dans le milieu scolaire, pour ne citer que ces exemples.
Les auteurs pourront désormais choisir l’interface SmartFr pour leurs interventions avec ces collectivités.
La structure coopérative SmartFr a justement été créée pour libérer le travail créatif des contraintes administratives qui pèsent parfois un peu trop lourd sur les artistes. Elle mutualise des ressources pour sécuriser les projets (service juridique, accompagnement de l’auteur, paiement à 7 jours… ce qui est un exploit, les instances qui nous invitent réglant la plupart du temps avec des délais de deux mois).
Elle apporte des solutions quand les activités de l’auteur relèvent de statuts différents. Par exemple une lecture (droits d’auteur) et un atelier d’écriture (salariat).
SmartFr permettra donc aux auteurs d’avoir un contrat de travail en bonne et due forme avec les collectivités qui ne veulent pas engager de démarches administratives.
Évidemment, les services de la coopérative ont un coût, qui paraît fort raisonnable compte tenu des garanties apportées.
8,5 % sont prélevés sur le budget HT de chaque activité. Ce prélèvement se décompose ainsi :
— 6,5 % pour les services mutualisés
— 2 % pour le fonds de garantie mutualisé
Ce fonds de garantie permet l’avance de trésorerie nécessaire pour le paiement à 7 jours, et il couvre le risque d’impayés.
Nous devons cette excellente avancée pour les auteurs à l’intercession efficace de LR2L. Un bon résumé vous en a été fait via le site de l’association, relayé par la dernière Estafette du Midi. Lire ici. On vous y donne le lien vers une brochure d’information, ainsi que les coordonnées d’une personne ressource :
SmartFr bureau de Montpellier
Hélène Dehais, conseillère SmartFr
31 rue de l’Aiguillerie – 34000 Montpellier
Tel. 04 67 84 58 89
montpellier@smartfr.fr
Hommage à Jean-Claude Pirotte
Réminiscences désolées, et maladroit hommage, du poisson libre dans (son) creux d’eau oublié
par Marie Bronsard (29 mai – 1er juin)
Dans mes archives, ce petit texte : « Les septentrions légendaires de Jean-Claude Pirotte » que l’on m’avait demandé au Temps qu’il fait pour un numéro spécial de revue à lui consacré. Je l’avais commis, non sans m’en étonner. L’aventure, le connaissant, paraissait hasardeuse. Je n’avais pas tardé à être renseignée. Et d’un : de mon vivant, jamais. Et de deux : tu peux écrire ce que tu veux, je m’en fous. Le message était clair. Il n’a, en effet, jamais cherché à savoir ce qu’il en était.
Le texte est daté, septembre 2002-mars 2003. Six mois pour cinq pages. Et onze ans, déjà.
Il y a onze ans, nous avions commencé à nous perdre de vue. Loin des yeux, certes, néanmoins toujours près du cœur. À la moindre occasion de retrouvailles, physiques, auditives – fort rares, il ne goûtait guère le téléphone –, ou de lecture, immédiatement, le temps, les distances s’abolissaient.
C’est que nous avions été l’objet, au printemps 1983, d’un réel coup de foudre amical. Une quasi semaine à parler, boire – bien sûr – , nous baguenauder dans Paris, la nuit, faire escale dans des rades de plus en plus glauques – mais sous son aile protectrice, bien qu’un tantinet titubante avant l’aube, adoubée petite sœur en écriture, je n’avais pas à craindre les importuns –, parler encore, invoquer, plus qu’évoquer, Dhôtel, Calet, et tutti quanti, dormir quelques heures chez ses hôtes qui, se méprenant, m’avaient, dès leur retour, mise à la porte, donc il avait suivi : il nous restait beaucoup à nous dire – nous n’en avons jamais fini. J’avoue ne plus avoir qu’un souvenir nébuleux de la fin du périple, de sa durée, ni de ses modalités.
À peine avions-nous retrouvé nos pénates respectives, languedociennes en ce qui me concerne, au gros buisson, lui, dans le faubourg de Namur, que s’était inaugurée une correspondance assidue, quotidienne ou presque. Laquelle s’est lentement distendue lorsqu’il a quitté la Belgique pour s’installer en France – comme Jean-Claude s’installait, toujours sur une patte, entre deux voyages, deux virées dans les provinces, voire deux guindailles –, à l’hôtel Elise, rue Goethe, de Strasbourg, à Lorient, dont l’adresse ne me revient plus – une strophe, un paragraphe succinct doivent en avoir gardé la trace –, où il s’en était cassé une, de patte, après quoi il avait adopté une canne de dandy pour pallier une démarche incertaine, que, ne prêtant qu’aux riches, d’aucuns malintentionnés avaient attribuée à son intimité – plus qu’à sa science, peu s’en faut exhaustive, sinon exclusive – des nectars de la vigne. Plus tard, la rue des Remberges à Angoulême, Auriac…
Je lui rendais visite une ou deux fois l’an, le rejoignais parfois à Paris où, bien qu’accompagné, il appréciait, en certains circonstances littérairo-mondaines, de m’avoir à ses côtés, pour mieux se gausser. Il lui est arrivé de s’arrêter chez nous, au retour d’une incursion dans les Méridiens haïs. Sur ce sujet, nous ne pouvions tomber d’accord : il disait pis que pendre de l’Italie, et n’avait pas de mot pour fustiger la morgue, la pouillerie des Ibères – il insultait mes aïeuls ! ma lignée ! je regimbais –, du moins jusqu’à ce qu’il ait hissé Barcelone au panthéon de ses terres légendaires.
Curieusement, c’est au détour des années deux mille, lorsqu’il semblait avoir posé durablement son sac dans les vignobles du Cabardès – il s’était même décidé à y créer et animer une collection, chose impensable en d’autres temps –, en notre, dès lors, commun Languedoc, que nos rencontres se sont espacées.
Le prénom a été modifié
un livre de Perrine LE QUERREC, une chronique de Jean AZAREL
« C’est tout noir et marche devant seule droite, avance en face debout ». Ce mantra lourd de sens encore caché, comme pour toute première fois, ouvre chaque paragraphe-confession du dernier livre de Perrine Le Querrec.
Car ici, tout est poids. Poids du corps saccagé, poids des corps qui saccagent, poids du souvenir, poids de la vie, poids du passé, du présent, de l’avenir.
Le prénom a été modifié raconte six mois de viol collectif d’une adolescente de 15/16 ans par une vingtaine de fous de banlieue sans visage, dans une cité dont on ne s’échappe pas. Avec « la mort à la main », « ils ont décidé de grandir en remplissant une fille de sperme en la gavant de coups. C’est comme ça qu’ils sont devenus adultes puissants respectés dans le grand ensemble ». Et quinze ans plus tard des pères de famille que la narratrice croise au hasard de ses rares sorties… . Le prénom a été modifié raconte le pendant. L’après. L’inoubliable pendant. L’inoubliable après. L’avant, le bienheureux avant, reste en filigrane : lui aussi a été modifié.
À chaque rendu/déglutition de sa descente aux enfers terrestres, l’héroïne (sic) « s’assoit par terre étourdie » et le lecteur aussi. Au fil de soixante dix pages nerveuses, l’innommable est nommé, découpé, déchiqueté, mâché, ingéré, péniblement digéré. Il n’y a pas d’échappatoire. La douleur est si forte qu’elle obture quasiment l’idée de vengeance. Si le désir de mourir s’insinue, le désir de tuer est mort-né par trop plein d’horreur, anesthésié par les médicaments, bouffi par la bouffe, rien qu’une ligne sans illusion.
Vous avez dit « désir » ? D’une écriture courte, sèche, serrée comme le cœur, Perrine le Querrec poursuit une œuvre de témoignage rare, à façon, sans concessions. Qui nous colle aux tripes l’outrance de l’outrage. Qui se fout du tabou. Ce court récit, littéralement Dantesque, plaira aux féministes, mettra mal à l’aise les bobos bien pensants, plongera dans l’épouvante les jeunes filles de bonne famille, fera pleurer les hommes comme moi. S’il pouvait briser les barrières du silence littéraire, ce serait merveilleux. « La guerre on pense toujours que c’est bruyant. La guerre c’est aussi un silence total. »
À la fin, arrive-t-elle trop tôt ou trop tard, il reste une grande lassitude et l’impérieux besoin d’aimer.
Humour à la Beckett
Preuve que nos préoccupations ne datent pas d’hier, voici un extrait de Lettres I, 1929-1940, (Gallimard), où Samuel Beckett réagit avec humour (et agacement) à une demande de coupe de texte de son éditeur :
« On m’exhorte à faire l’ablation de 33,3 %, fraction éternellement périodique, de mon œuvre. J’ai eu l’idée d’un meilleur plan. Prendre tous les 500e mots, ponctuer soigneusement et publier un poème en prose dans le Paris Daily Mail. Puis publier le reste en édition séparée et privée, avec un avertissement de Geoffrey, comme les délires d’un schizoïde, ou en feuilleton, dans le Zeitschrift für Kitsch3. Ma prochaine œuvre sera sur du papier de riz enroulé autour d’une bobine, avec une ligne perforée tous les quinze centimètres et en vente chez Boots. La longueur de chaque chapitre sera soigneusement calculée pour laisser libre mouvement à l’utilisateur moyen. Et avec chaque exemplaire un échantillon gratuit de quelque laxatif pour promouvoir les ventes. Les Boutiques Beckett pour vos Boyaux, Jesus in péto. Vendu en papier impérissable. Des rouleaux en duvet de chardon. Tous les bords désinfectés. 1000 occasions de s’essuyer en rigolant un bon coup. Également en braille pour le prurit anal. »
Voilà qui donne le ton pour nos futurs exercices d’autodérision filmés… Chacun a sûrement quelque mésaventure de ce type à raconter !
Pascale Ferroul
Photographie : Portrait de Samuel Beckett, Boulevard St Jacques à Paris, 1985
Pure Players
158 éditeurs francophones exclusivement consacrés à l’édition numérique :
Prospective du livre, de la lecture et de l’édition
Sur le blog de Lorenzo Soccavo
Zapper les bruits du monde
Quelques petits trucs d’écrivain pour se concentrer malgré les tentations du Web
Être écrivain aujourd’hui : « J’ai désactivé mon compte Facebook «
Le Nouvel Observateur – Rue 89 – 22-03-2014
Des noyaux dans le polar
Une interview de Gildas Girodeau, oléiculteur et auteur de romans noirs, joliment croqué par Gilles Del Pappas…
Réalisation François Mouren-Provensal – Montage Catherine Leroux
Antoine Blanchemain – Le Prunier, 21 février 2014
La première fois que j’ai rencontré Antoine, c’était dans le cadre du Trophée Chêne, que décernait la Région. Il en avait été lauréat en 1994 pour son merveilleux livre, Le Jardin interrompu, et tout lauréat devenait juré pour le prix de l’année suivante… Or j’avais postulé à mon tour, et Antoine devait me couronner pour mon roman Comme un feu de sarments. Avait-il voté pour moi ? Antoine n’a jamais été amateur de fiction, lui préférant toujours les récits et les biographies, et j’étais sûrement un vilain petit canard dans sa mare, mais cela nous donna l’occasion de faire connaissance, au cours de la grande fête qui suivit.
On se voyait ensuite de loin en loin, lors des manifestations fastueuses du Centre régional des lettres et on avait plaisir à discuter. Dès que la décision fut prise, après la dissolution du CRL par Georges Frêche, de créer en 2004, à quelques-uns, l’association d’auteurs qui manquait tant à la région, Antoine fut l’un des premiers à nous rejoindre… et il en devint très vite l’un des piliers.
Il avait accepté le poste mistigri, celui que tout le monde fuit comme la peste, la fonction de trésorier, et je ne sais pas comment je m’en serais sortie sans lui, sans son indéfectible soutien, alors que j’étais présidente, et que nous assurions l’intérim dans un si grand moment de vide pour la Région et pour l’État que ces instances nous donnaient à gérer des tâches trop importantes pour nous faute de personnel… avec un budget associé.
On a pesté pas mal de fois, tous les deux ! Contre les tutelles dont nous ne voulions pas, contre le comptable qui ne comprenait rien, contre nous-mêmes qui ne comprenions pas le comptable, et ça finissait dans des éclats de rire. Quelquefois aussi dans des grincements de dents, je dois l’avouer. On saturait sous l’ampleur de la tâche. Le bénévolat présente de sacrées limites.
Heureusement il y avait les dîners d’auteurs instaurés tous les mois qui succédaient à nos CA. On s’y défoule joyeusement. Tout est passé à la moulinette. Contrats, éditeurs, critiques, relations avec les médiathèques et autres prescripteurs… Parfois, on parle même de littérature ! Du dernier livre de tel ou tel qui nous a frappés. Ou de techniques d’écriture. Des projets créatifs de l’association, également.
Ce qui nous fascinait, chez Antoine c’était cet enthousiasme qui ne se démentait jamais. Et cette passion juvénile qui lui enlevait vingt ans et lui conférait une démarche dansante et une vitalité de jeune homme. Je n’oublierai jamais comment en 2007, lors de la fête que nous avions organisée pour célébrer la sortie de notre livre sur 1907, il m’entraîna dans une valse étourdissante. C’était un cavalier hors pair. Je ne réalisai que bien plus tard l’âge de ce cavalier. 82 ans ? Je n’arrivais pas à l’admettre.
Oh ! il ne faut pas croire qu’il ne râlait pas, il était pétri d’impatience, mais son humour l’emportait. Et son intelligence, ce magnifique talent d’auteur qui lui a permis de donner de si belles pages aux livres que nous avons réalisés ensemble.
Je ne parle pas de ses livres à lui, vous les avez tous lus. Ses livres de partage, où passait tout ce qui avait construit sa vie. L’utopie, les absents, les jardins, la montagne aussi rude qu’admirable, les bêtes, les gens, petits et grands, qui façonnent une ville.
Jusqu’au bout, Antoine est resté un écrivain en devenir. Il ne cessait de vouloir toujours plus, d’aller toujours plus loin dans l’écriture. Il savait que j’avais fait de la direction littéraire, alors il me priait de le relire, de me montrer impitoyable. Lui, le styliste, était avide de critiques, et retravaillait sans jamais se lasser.
Il aboutissait à des chefs-d’œuvre comme cette Promenade du chien, qui m’avait éblouie, ou plus récemment, si tard que nous nous demandons encore comment il a pu en venir à bout malgré sa fatigue, le récit biographique dont il nous a fait l’ultime cadeau, d’une merveilleuse limpidité et qu’il faut lire absolument : Mes Guerres à moi.
Je terminerai par ces mots que rappelait l’une de nos adhérentes et qui sont du pur Antoine : « Âgé, mais pas encore usé par la vie, bien que j’en aie eu plusieurs. Peu de qualités, mais aucun défaut (juste quelques particularités que d’aucuns supportent mal). » Il nous reste à prier qu’Antoine ait commencé une nouvelle vie, de l’autre côté, et à nous souhaiter de l’y retrouver, un jour, toujours aussi élégant, insolent et gouailleur.
Joëlle Wintrebert
Portrait d’Antoine Blanchemain, 3 décembre 2004 (confié par Isabelle Blanchemain)
Vivre jusqu'au bout
Nous sommes cinq autour d’Antoine. Il nous a convoqués chez lui pour nous voir une dernière fois. Il n’a plus beaucoup de force. Son corps de presque nonagénaire l’abandonne peu à peu, en douceur et sans violence.
« Je ne crois pas aux Enfers, mais la descente est longue », nous dit-il. Il voudrait s’en aller plus vite et ne pas nous offrir un spectacle qu’il croit lamentable.
Et moi je le trouve beau, toujours aussi piquant, aussi pétillant. Depuis que je le connais, il est le grand-père idéal, celui qui vous donne envie de vivre jusqu’au quatrième âge. Enthousiaste, intéressé de tout, surtout de littérature, prêt à expérimenter, à apprendre, à s’arracher à sa zone de confort.
Bientôt il sera mort, mais pour le moment, il ajoute avec humour un jour à une longue suite de jours. Il ne paraît pas effrayé, juste curieux. S’en aller avec l’idée d’une dernière expérience n’est pas pour lui déplaire.
Son livre est là, fragile. Il ne sera pas prolongé, c’est le dernier texte. Et cette envie subsiste de voir les mots portés par delà la mort. Aucune amertume, aucun regret. « J’ai eu une belle vie. »
Il se fait tard. Il se lève seul du canapé. Vacille. Nous l’escortons jusque dans sa chambre. Il nous montre les marines au-dessus de son lit. « J’étais inspiré ce jour-là. » Ses yeux brillent. Il est heureux d’être avec nous, et en même temps, se souvient de cette plage du nord où il a vécu un grand bonheur de lumière.
Nous nous penchons sur lui. Il nous fait jurer de profiter. De ne pas nous embêter avec des broutilles. « Allez, filez. » Je n’arrive pas à le quitter. Jusque dans sa mort, il me sert de guide. Il me montre qu’elle n’est pas compliquée quand elle vous prend de face sur le tard.
PS. Antoine Blanchemain nous a quittés le 18 février 2014.
Texte de Thierry Crouzet, 12 février 2014
J’ai rencontré Antoine un jour de poisse, un jour noir où une proche parente avait mis fin à ses jours. Je suis allé à mon premier repas des auteurs, en me disant que j’avais besoin de voir des humains bien vivants. Je ne connaissais personne, nous étions quelques uns tôt arrivés, et le hasard – qui n’existe pas – m’a placé à côté d’Antoine.
J’ai trouvé en lui le réconfort que je cherchais, non pas en mots – il ne savait rien de mon petit drame- mais par sa seule présence, sa curiosité d’autrui, son œil aimant et goguenard à la fois. Je lui ai dit aimer la poésie ; eh bien lui, non, ça le rasait. Si peut être, Georges Perros, me disait-il pour son recueil « une vie ordinaire ». Il y avait dans cet abordage tout ce qui a nourri notre amitié de quelques années, son esprit critique et ces deux ingrédients de notre Perros commun : le talent et l’humilité.
J’ai découvert son immense parcours de vie à travers des heures à bâtons rompus ; sa jeunesse troublée d’avant guerre, son expérience de jardinier en pays vendômois, son utopie cévenole communautaire dans les années cinquante, ses innovations d’ingénieur agricole, son dévouement à ceux de la terre, son amour de la montagne, ses blessures aussi. Pas de faux semblants entre nous. Je le voyais, à une génération d’écart, comme une sentinelle qui avance sur l’océan vieillesse sans peur de l’horizon, et toujours soucieuse de transmettre.
Ses doutes d’écrivain aussi me touchaient. Il venait les déposer avec une simplicité d’enfant, une confiance dépourvue de tout orgueil, au petit cadet que j’étais à ses yeux. Il nous ouvrit le Prunier un été pour y faire atelier d’écriture une semaine durant. C’étaient des jours de lumière, avec ses rituels d’apéritifs, de cuisine commune, sous son regard attentif à tous, à partager son savoir de la vallée et de ses habitants.
Nous avons gardé ce fil, avec ses retraits et ses retours, jusqu’aux dernières semaines, mais je n’avais pas pris la mesure de sa fatigue, malgré ses soucis de santé ; peut être parce qu’il dégageait, sous sa carcasse qu’il disait volontiers foutue, une véhémence très juvénile, ce jugement sans pitié pour la niaiserie que j’aimais tant.
Un matin de ce bel été cévenol au Prunier, qui suivait une nuit de grand vent, je m’inquiétai de ne pas le trouver dans la maison. Nous l’avons cherché un bon moment, jusqu’à découvrir la grande échelle, et, dix mètres plus haut et quelques 83 ans, Antoine qui s’affairait à remettre des tuiles déplacées. C’est l’image que je veux garder de lui, celle de la vigie grimpée sur la hune, et qui veille sur la plaine de la vie, la sienne et celle des autres.
Bye bye, et merci, Antoine. Je suis loin, je ne peux pas être là pour te voir une dernière fois descendre le pré. Mais comme disait Félix Leclerc, que tu aimais bien : « Là où tu es mon ami, y-a-t-il de la lumière à ton goût ? »
Texte de Michel Arbatz, 20 février 2014